Le Monde (Eric Chevillard)

Publié le jeudi  26 janvier 2017
Mis à jour le mardi  10 janvier 2017

L’histoire sans fin

Éric Chevillard

Le Monde des livres, édition du 06/01/2017


Éric Chevillard revisite le passé, le présent et l’avenir avec Patrik Ourednik. Encore que…

Régulièrement remis au goût du jour en dépit du paradoxe, le concept de la fin de l’histoire évoque pour l’amateur de littérature l’idée, non moins récurrente et funèbre, de la mort du roman. Non seulement tout serait déjà joué dans le monde, mais tout aurait déjà été écrit. Seul un fou désormais se prendra pour Napoléon ou pour Julien Sorel. Nous rebattons mécaniquement les cartes et les pages. Les quelques événements qui se produisent encore, comme les romans qui paraissent, ne sont que des répliques, de moins en moins significatives, de plus en plus molles. Si l’on ajoute à tout cela que la chair est triste et que Tommy, le chien de ma voisine, ne passera pas l’hiver (ni peut-être, hélas, ma voisine elle-même), il ne nous reste plus que la perspective exaltante d’avoir François Fillon pour prochain président de la République pour nous réconcilier avec la vie.

Que serait-il advenu de nous, cependant, si tout ne s’était pas bêtement arrêté, si les choses avaient suivi leur cours, dans l’hypothèse en somme où La Fin du monde n’aurait pas eu lieu ? Tel est le titre du nouveau roman de Patrik Ourednik, écrivain tchèque né en 1957, exilé en France en 1984 et qui écrit désormais en français. Son Europeana. Une brève histoire du XXe siècle (Allia, 2004), toujours très lu aujourd’hui, affectait déjà la forme d’un bilan ironique et critique des plus récentes aventures humaines. Il récidive donc, avec le même brio et un sens très sûr de ses effets. Nous le voyons patiemment tailler ses flèches, bander son arc – et soudain le trait part et va se ficher au cœur de la cible. Jarry, Beckett, Michaux et Queneau, ces quatre auteurs qu’il a traduits délimitent en creux son propre territoire d’écriture. Citons encore son compatriote Milan Kundera, celui du Livre du rire et de l’oubli (Gallimard, 1979), auquel on pense parfois.

Si le roman est une métonymie du monde, impossible de toucher à l’un sans mettre l’autre en question. Patrik Ourednik est de ces écrivains qui ne feignent jamais de croire tout à fait aux fictions qu’ils élaborent. Il intervient dans son récit, interpelle le lecteur, se moque des stéréotypes romanesques mais aussi – car nous entrons dans la deuxième génération du postmodernisme – des jeux sur ces stéréotypes, eux-mêmes parfois bien éculés. Dès le début, le personnage principal, Gaspard Boisvert, nous apparaît de dos tandis que celui qui va d’une certaine façon nous le présenter, Jean-Pierre Durance, sera aussitôt lâché par l’auteur qui nous en avertit obligeamment : « Il n’est pas nécessaire de retenir son nom. »

Le roman est écrit au passé, depuis un futur proche, et pose donc comme prémisse fort peu vraisemblable que « la fin du monde n’aurait pas eu lieu ». Néanmoins, notre époque est devenue tout à fait étrange et étrangère pour les hommes qui peuplent encore la Terre. De là cette petite leçon d’histoire, doublée d’une description de nos mœurs et de nos croyances incongrues, que leur adresse le narrateur, alter ego de l’auteur, nommé Ourednik également mais de deux ans son cadet, lui aussi traducteur, ami et collègue de Gaspard Boisvert. En relatant des épisodes récents que le lecteur d’aujourd’hui connaît inévitablement, mais comme s’il les lui apprenait pourtant, le narrateur en fait apparaître avec force toute l’absurdité et l’arbitraire folie. Le roman, dans ces moments-là, prend le tour d’un conte philosophique.

Gaspard a de bonnes raisons de croire qu’il est le petit-fils d’Hitler. Son enquête pour en avoir le cœur net – vraiment net, espère-t-il – constitue la trame légère et le léger suspense de ce récit à bâtons rompus. C’est son père surtout qui nourrit cette crainte. « Si je t’en parle, lui dit-il, c’est pour que tu sois attentif si des idées te venaient. L’hérédité, ça existe, quoi qu’on dise. » Le spectre du nazisme rôde encore. Au reste, si son propre père n’avait pas changé de nom, Hitler se serait appelé Schicklgruber, ce qui signifie en français « Celui-qui-creuse-une-rigole-pour-évacuer-le-purin ». « Avec un nom pareil, Adolf serait devenu tout au plus inspecteur des douanes et la plus monstrueuse des guerres n’aurait pas eu lieu. »

« Encore que… », poursuit Patrik Ourednik, car avec lui les hypothèses se ramifient à l’infini. Non seulement l’histoire n’est pas finie, mais elle se cherche encore un sens. Gaspard, quant à lui, au gré des circonstances fortuites qui font un destin, devient « conseiller du président américain le plus bête de l’histoire du pays » (difficile de le nommer : la concurrence est rude et le titre vient d’être remis en jeu). Avec lui, il parle volontiers de religion et, quand celui-ci se frotte le nez, l’effet de réel est aussitôt souligné par l’auteur qui le donne comme la preuve paradoxale que nous sommes bien dans un roman. Arrive-t-il, d’ailleurs, que nous ne soyons pas dans un roman ? Tout n’est-il pas toujours affaire de mots ? Patrik Ourednik cherche la vérité du temps dans les glissements sémantiques de cette langue politiquement correcte qui oblige les blagueurs à toujours préciser qu’ils plaisantent.

Tout le contraire dans ce livre. L’auteur a-t-il vraiment écrit une farce, une sotie, une satire ? Oui. Mais non. Car il ne plaisante pas.