Bohumil Hrabal : Vieux journaux

Publié le dimanche  25 mars 2012
Mis à jour le vendredi  7 septembre 2012

Vieux journaux

Bohumil Hrabal

Tiré de Désordre sémantique (Sémantický zmatek), samizdat, 1986.
L’autre Europe, 17-18-19, 1988.


[...] Longeant la courroie des chemins je remonte au commencement de la vie. Les arbres et les fleurs suivent le cercle, la pomme tombe du pommier, toutefois, au fond j’aime bien les excès et les intempérances, qu’elles viennent, les lèvres, qu’ils viennent, les doigts des fées carnivores ! Les dernières ruines se faufilent sous la poussière souple, la pleine lune brille de la botte d’Armstrong, cependant je suis ému devantage en lisant qu’une ramasseuse de plantes de soixante-huit ans s’était assoupie, enivrée par l’odeur des fleurs, pour être aspirée par la faucheuse nommée REVE qui recracha son cadavre mutilé et méconnaissable. Le microbus stellaire a beau être toujours en mouvement, il reste sur place, et je préfère penser à la maison de passe où l’on refait le lit toutes les soixante minutes d’un amour instantané, car le désir peut tout, un désir explosif comme le malheur d’un enfant. L’oeil ravi est bien la raison de tous mes accidents ; je ne cesse pourtant d’apprendre à user de ma voix pour me constituer une santé silencieuse. Les éclairs émotifs sont la source même de mes confessions, et c’est en jurant que j’ai découvert la vacuité des vacances pour me glisser sous le seuil des événements. La vie consiste à supprimer les impuretés ; la grâce, le hasard et la nécessité sont les triplés joufflus du miracle, et les brodequins des filles des mots d’avril, à une seule pointure du vaisseau spatial. Les éclats des pupilles fracassées d’où pleuvent des confettis blessent le plexiglas de mon âme, la chenille grimpant tout près de mon reil est toutefois plus grande que le rapide au loin. Un paysan des collines moraves n’ayant pas trouvé de travail fouetta à la croisée des chemins la statue du Seigneur. Mon coeur a essuyé la canonnade dirigée contre les nuages, le trou dans ma poitrine n’est pourtant guère plus grand que la bouche de l’avion à turbopropulseurs dévorant les volées des oiseaux chanteurs. Je vois ma vie humée par celle de ma mère, je me vois embobiné par le cordon ombilical remontant la chaîne des mères jusque dans le ventre lisse d’Ève, je vois le caleçon maculé qui ouvrit l’éternité, les intestins démêlés avec un rien d’horreur décente permettent une vue plus noble. Je vois ma semence fendre le courant comme une truite pour remonter à la première éjaculation, je me vois injecté à travers les organes de mes aïeux dans la spermatorrhée d’Adam, subissant la résection costale, et cette côte me manque toujours. Tous les pores de mon étui en peau sont en alerte, le monde visible reposant sur le drap tissu de matière invisible et fine. Au-delà de la nappe de ce paysage s’étend le vide salutaire, et je n’arriverai jamais à atteindre les pointes des épées croisées de la contradiction, à faire un noeud des quatre points cardinaux. Mais les camelots de Prague-Soir crient : deux ministres tombés d’un avion en plein vol ! Grâce à l’oeil vigilant du frontalier, on a pu sauver des tableaux estimés à des millions ! Lénine reçoit la carte de membre du parti numéro un signée par Léonide Brejnev en personne ! Le cadavre d’un inconnu trouvé dans le bois de Kerc ! Ainsi, dans le passage souterrain de la place Venceslas, j’assiste à la beauté sauvage et mélancolique, observe le vide envelopper avec gaieté les choses et les événements, me retrouve nez-à-nez avec les décombres du jour ensoleillé et vois la cybernétique taper sur les nerfs de l’univers ; la répétition engendre dans la joie la débâcle mais les cris me remplissent de fraîcheur. Je lève le regard et constate que je suis attaché à la roue d’un moulin à eau pataugeant dans des situations jamais exploitées. La cathédrale s’émiette de ses statues et les images s’écroulent en tas de lettres d’affiche ; cependant, de ces sigles qui recouvrirent la pomme nous pouvons recomposer la bible ; nous pouvons aussi replacer au tympan grec le dernier portail Empire de la gare de Galicie. L’ivrognerie m’apprit à ressusciter, la gueule de bois m’enseigna que rien en ce monde n’était gratuit. Lorsque se meurt le fermier, le bétail pleure. Ma cousine me dit : tu viens d’avoir soixante ans, il est temps que tu saches. Vois-tu, la vieille Cernoskova disait qu’un beau jour, un dimanche de l’année mille neuf cent treize à midi pile, ta mère, tante Marie, est arrivée à la maison et, me voilà enceinte, qu’elle dit, mon amant ne veut pas se marier, qu’elle dit. Sur quoi ton grand-père lâche la cuillère, sort de l’armoire son fusil et l’entraîne dans la cour. À genoux, je vais te tuer ! Et puis ta grand-mère ouvre la porte. Laissez tomber mes enfants, ça va être tout froid, qu’elle dit. C’est ma cousine qui me l’a raconté. Moi, quand j’ai saisi toute l’image, je lui ai dit : heureusement que le mot n’ait pas rejoint l’acte pour faire naître le sacrement. Dis-je à ma cousine, et le camelot de Prague-Soir crie : personne ne manque de membre de famille ? Crie le camelot ; le partisan Bohem m’avait bien écrit que j’étais un puits où un enfant s’était noyé. À jeun, je suis en état permanent d’ébriété. L’eau rajeunit et les yeux se vêtirent de ridelles. L’inflammable grand-père Tomas, la sage grand-mère Katerina ! Et au-dessus de tout cela, le rire en flammes, le rire brûlant, brûlant. Je suis las. Amen.

Juillet 1974. A Jiří Kolář pour ses soixante ans.


Translation © Patrik Ourednik