Apocalypse express
Alain Dreyfus
Le Magazine littéraire n° 578, avril 2017
L’humour est, dit-on, la politesse du désespoir. Rien de plus vrai chez l’écrivain franco-tchèque, qui parvient à concentrer le désastre de l’histoire humaine dans des livres aussi courts que macroscopiques et ironiques. Cette fois-ci, il s’attaque à la fn du monde.
Tout est permis dans l’espace romanesque. Est-ce une raison pour y avancer n’importe quoi ? Prenez le dernier Patrik Ourednik, tchèque d’origine mais parisien depuis 1984 : tout, absolument tout, y fait problème, à commencer par le titre, La fn du monde n’aurait pas eu lieu. Est-ce à dire qu’elle s’est produite à notre insu, que nous sommes tous morts et que le récit ainsi nommé est une uchronie optimiste ? La quatrième de couverture ne nous aidera pas. In extenso : « Si c’est pas chouette. » Nous voilà bien avancés.
Patrik Ourednik, passeur en langue slave de Jarry, Queneau, Michaux et Beckett, est l’auteur de curieux récits, mi-romans, mi-pamphlets, dont le premier, Europeana. Une brève histoire du XXe siècle, publié en 2001, réalisait l’exploit de raconter l’histoire du XXe siècle en 151 pages. Sans se soucier de la chronologie, cette logorrhée assaisonnée à l’ironie et ornée d’apostilles à l’ancienne contait les péripéties de dix décennies fécondes en tueries de masse et idéologies aussi parfaitement rationnelles que précisément délirantes. Guerres, alter-mondialisme, nazisme, contre-culture, communisme, hippisme, citoyenneté interactive, New Age, génocides, libéralisme : dans ce petit livre rouge sang, le siècle inventeur du principe de précaution et de la bombe à neutrons passait à la moulinette, pour en sortir en fines lamelles d’horreur et d’hilarité.
Une écriture à fragmentation
Le XXIe siècle a l’avantage d’avoir rendu toute sa verve à Patrik Ourednik. De quoi et de qui est-il question ? À peine de Jean-Pierre Durance, un type de si peu d’importance que sa partition s’achève dès la fin du premier paragraphe, mais davantage de Gaspard Boisvert, qui fera nettement plus d’usage. Gaspard Boisvert a pour signe particulier d’avoir été, dix ans auparavant, le conseiller du président américain le plus bête de l’histoire du pays. Si Ourednik s’emploie avec virtuosité à mettre en pelote la trame narrative, voire à la laisser filer en quenouille avec l’aide de héros aussi indécis que peu héroïques, on ne se sent pas perdu pour autant. Les chapitres sont courts et fonctionnent de manière autonome ; cette fin du monde autorise une lecture buissonnière dont on livrera ici quelques extraits apéritifs. Prenons Dieu et ses thuriféraires : « Les craignants-dieu musulmans faisaient la guerre aussi bien à ceux qui craignaient un autre dieu qu’aux non-craignants ou à ceux qui autrefois avaient craint un dieu, mais qui avaient cessé de le craindre pour différentes raisons, en général très valables du point de vue de la logique élémentaire. Ils faisaient également la guerre à d’autres craignants-dieu musulmans qui craignaient le même dieu, mais pas assez. »
Heureusement, Ourednik laisse un peu d’espoir en nous apprenant quelques réjouissantes spécificités de son pays natal. Si les hymnes nationaux ont dans leur écrasante majorité un cahier des charges profus en actes de bravoure et en litres de sang versés, celui des Tchèques fait cavalier seul. Il reprend juste un couplet lyrique d’une médiocre comédie du XIXe siècle, chanté « par un aveugle qui, muni de sa canne, traversait la scène en se heurtant aux meubles et en chevrotant : Où est ma patrie ? Où suis-je chez moi ? »