Classé sans suite
Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio
Éditions Allia, Paris, 2012
Le banc de Dyk se trouvait sur une place presque villageoise, limitée d’un côté par une église plus ou moins baroque, de l’autre par d’anciennes écuries, aujourd’hui musée Andy Warhol. Les écuries dépendaient d’un relais de chasse, aujourd’hui Académie des beaux-arts ; sous le régime précédent, elles abritaient le musée de la Résistance ouvrière. L’Académie proprement dite était dissimulée par la première allée d’arbres du parc qui formait presque le quart de l’arrondissement. Le secteur, habité essentiellement par une population installée de longue date, se distinguait par son calme, de plus en plus improbable à l’orée du millénaire nouveau où le premier cul-terreux venu demandait à rejoindre l’Europe. La seule tache notable dans ce voisinage quasi pastoral était la présence de quelques immeubles locatifs occupés par des familles tziganes. Les Tziganes, appelés aussi roms ou rabouins, parlaient une langue étrangement incompréhensible, ce qui perturbait le point de vue existentiel, par ailleurs globalement pacifique, des citoyens d’origine non-tzigane, appelés gadjos ou fromages blancs ; l’irruption de l’altérité linguistique avait éveillé en eux le sentiment déplaisant que le monde était soit trop grand, soit trop petit.
Du côté du parc, l’église voisinait avec un petit cimetière qui avait curieusement résisté aussi bien à l’enthousiasme éliminateur du communisme qu’aux élans édificateurs du capitalisme précoce. Pas pour longtemps, disait-on dans les environs ; une firme canadienne proposait de construire sur l’emplacement un bâtiment de trois étages avec terrasse ; il reposerait sur des colonnes et le cimetière resterait intact, car le respect des anciens était un réflexe naturel chez les entrepreneurs canadiens. Au premier et au deuxième étages une supérette serait aménagée, le troisième étant réservé à des bureaux, au fleuriste et aux pompes funèbres. La terrasse serait plantée de tilleuls et d’ailantes à l’ombre desquels les citoyens auraient une vue plongeante sur les toits de l’église et on y installerait un coin-enfants avec toboggans et bac à sable, ce qui assurerait la symbiose symbolique avec le cimetière au rez-de-chaussée : Amuse-toi, petit, tu n’y couperas pas. Les Canadiens s’étaient engagés à retaper le cimetière délabré, à remplacer les croix et stèles détériorées et de façon générale à combler les vœux des défunts et des Pragois encore valides par tous les moyens possibles.
Il y avait quelques graffiti sur le mur du cimetière. Les sentences prévisibles (Celui qui lira ça est un con et Téo, va te faire enculé) étaient complétées par deux inscriptions plus ambitieuses, l’une empreinte d’interrogation cartésienne (Lida est une pute, David aime Lida, David est-il putassier ?), la seconde teintée d’un prudent optimisme (Si qq lit Verlaine, laisse ton mail).
De temps à autre un touriste épris de pop’art déboulait sur la place, mais l’événement était relativement rare. Le musée s’écartait des itinéraires touristiques habituels et peu de visiteurs étrangers savaient qu’Andy Warhol était en réalité tchèque, ou plutôt slovaque, ce qui revient au même, tout au moins pour Warhol, natif de Pittsburgh. La plupart des gens qui avaient réussi de par le monde étaient d’ailleurs d’origine tchèque : Sigmund Freud, Madeleine Albright, et passim. La Slovaquie, en dépit de sa sécession, comptait d’autres célèbres quasi-Tchèques, corps trapus mais esprits alertes ; le dénommé Andreï Varhola était l’un d’eux.
Le quartier devait aussi sa tranquillité à la présence du parc. Il ne convenait pas à la prostitution, était trop éloigné du centre pour les revendeurs de drogue. N’était le nombre croissant d’aliénés qui s’adonnaient aux premières heures du jour à une activité dénommée Djo-Guing, laquelle avait remplacé les exercices de gymnastique devant la fenêtre ouverte avec vue sur l’usine, pour un regard hâtif, bien peu de choses témoignaient du fait qu’ici aussi, la roue de l’Histoire avait tourné.
La seule preuve flagrante de l’impétuosité de l’Histoire se trouvait sur l’esplanade artificiellement rehaussée du parc. Là où se dressait jadis le généralissime Staline, victime du Vingtième Congrès du PC URSS, il y avait à présent un balancier géant illustrant le cours du temps selon une proportion égale de mécanique et de symbolique. Au cours de l’avant-dernière année du siècle passé, élevée au rang de dernière par les médias, on avait installé au-dessous une bande réfléchissante dont dégouttaient les secondes qui séparaient la ville de la prétendue fin du siècle. Entre le premier janvier et l’ultime décembre 1999, avaient ainsi dégouliné de l’ancien monument du généralissime 31 536 000 secondes. Depuis la fin prétendue du siècle, il s’en était encore écoulé 111 758 400, chacune égale aux autres, toutes pareillement éberluées. Mais aujourd’hui, amis, nous pouvons parler du siècle passé sans parti pris, avec recul et tête froide, le généralissime ayant pris place aux côtés de Périclès et la bombe atomique ayant rejoint les bombardes assyriennes et les canons de bois de la bataille de Crécy au chapitre du développement des techniques de guerre. Non que les secondes du siècle nouveau s’écoulent plus intelligemment, à Dieu ne plaise, mais – ainsi pensait parfois Dyk avec espoir – peut-être sera-ce le dernier ? Il n’est tout de même pas pensable que cette expérience se prolonge à l’infini. Ancien auditeur de la faculté de sciences naturelles et connaisseur de la vie des carabes, Dyk avait conscience que la nature propose des alternatives. C’est peut-être le tour des fourmis. Ou des méduses. Ça ferait un drôle de raffut. Pour le moment rien ne le laissait penser, en dépit des cris des écologistes, de la fonte des glaciers et de la raréfaction des spermatozoïdes dans les organismes des espèces civilisées, mais cent ans, c’est long, à plus forte raison mille. Pour le moment rien ne le laissait penser, c’était toujours ce même vieux cloaque de guerres, de famines, de crétins meurtriers et de boutonneux sadiques, mais les méduses ne sont pas si bêtes qu’elles en ont l’air et leur désir de pouvoir est aussi acharné, il suffit de regarder comme elles avalent voluptueusement tout ce qui leur passe devant la gueule.
© Patrik Ourednik