Hier et après-demain
Propos de cinq survivants
Traduit du tchèque par
Benoit Meunier et Patrik Ourednik
Éditions Allia, Paris, 2012
HIER ET APRÈS-DEMAIN
Propos de cinq survivants
Traduction et adaptation Benoit Meunier et Patrik Ourednik
Éditions Allia, Paris, 2012
Personnages
Jean, Martin, Gilles, entre 40 et 45 ans
Le docteur Delettre, âge indéfinissable
Mario, retraité
La femme au vestiaire
Scène I
Un plancher de bois nu. Au plafond, une ampoule munie d’un abat-jour bon marché. À droite, trois chaises disposées en demi-cercle autour d’un radiateur électrique sur lequel est posé un cendrier. À gauche, au premier plan, une table sur laquelle on aperçoit les reliefs d’un repas, des boîtes de conserve, etc., ainsi qu’un transistor antédiluvien dont l’antenne est dépliée. À gauche, au fond, un lit double et un porte-manteau en bois courbé, de type Thonet. Une pendule suspendue derrière le lit indique 11h55. Le mobilier dans son ensemble, ainsi que les accessoires, produisent une impression de dénuement, tout en formant un ensemble cohérent.
Gilles et Jean sont assis sur des chaises. Martin va et vient dans la pièce en donnant un coup de balai, ce qui revient à soulever de la poussière un peu partout.
JEAN
Laisse tomber. Tu as déjà balayé ce matin.
MARTIN
Encore ce petit coin, ici. (Il balaie sous le lit) Quésaco ? (Il se baisse et ramasse quelque chose) Un stylo. Quelqu’un a dû écrire au lit et s’endormir. (Un temps) C’est une publicité. Il y a quelque chose d’écrit.
JEAN
Oublie ce stylo et viens t’asseoir.
MARTIN
(Il tente de déchiffrer l’inscription) C’est illisible.
JEAN
Travailler nuit gravement à la santé.
MARTIN :
(Essaie d’écrire sur la paume de sa main) Il ne marche pas. (Il jette le stylo par terre et l’envoie rouler sous le lit d’un coup de pied. Il pose le balai contre le mur et va s’asseoir. Un temps)
JEAN
On est peinards, ici. (Un temps) Bien au chaud. (Un temps) Vous voyez, y avait pas à s’inquiéter. (Un temps)
MARTIN
Qu’est-ce qu’on va faire ?
JEAN
On pourrait se raconter des blagues. (Un temps) Des histoires drôles. (Un temps) On en raconte une chacun son tour, et on recommence. (Un temps) Si vous voulez, je peux commencer. (Un temps) Des blagues, j’en connais une flopée. (Un temps) N’empêche, on est bien ici. (Un temps. À Gilles) Il te reste des clopes ?
Gilles sort de sa poche un paquet de cigarettes et un briquet qu’il tend à Jean. Jean s’allume une cigarette et rend le tout à Gilles. Gilles remet les cigarettes dans sa poche sans s’en allumer une.
Ou alors, des histoires vraies. Des choses vécues, qui sont vraiment arrivées. Des fois c’est encore plus marrant que les blagues. (Un temps) L’oncle de mon ex, par exemple, il était complètement timbré. Il était breton. Mais vraiment maboul, hein, pas un doux. Si bien qu’à la fin on l’a mis chez les tarés. Au début, ça se remarquait à peine, sauf quand il racontait des âneries et qu’il demandait comme ça si les vaches de mer ça donne du lait de mer, parce que dans ce cas, il irait bien à la traite, il pourrait faire de la plongée sous-marine et n’aurait pas besoin de discuter avec personne. Des conneries dans ce genre.
MARTIN
Moi, mon oncle, il était aviateur.
JEAN
Et puis finalement, il a arrêté d’aller au boulot et il disait que le soleil allait devenir tout noir, ou qu’il allait tomber en miettes, et qu’il ne voulait pas voir ça. Les toubibs lui ont bien prescrit des pilules contre la dinguerie, mais ça n’a rien fait.
GILLES :
(N’écoutait jusqu’à présent que d’une oreille, devient tout à coup attentif) On n’aurait pas frappé ?
JEAN
Quoi ?
GILLES
On a frappé à la porte.
JEAN
Pourquoi on aurait frappé ?
MARTIN
Peut-être pour entrer.
JEAN
Si quelqu’un a frappé, c’est qu’il en tient une couche.
GILLES
On devrait essayer d’ouvrir.
MARTIN
Moi, en tout cas, j’ai rien entendu.
JEAN
Pourquoi essayer d’ouvrir ?
GILLES
On serait un de plus.
MARTIN
Moi, j’ai rien entendu.
JEAN
Et pourquoi on devrait être un de plus ?
MARTIN
Normalement j’entends quand on frappe à la porte.
GILLES
Ça serait plus gai.
JEAN
Je te dis que si quelqu’un a frappé, c’est qu’il en tient une couche.
MARTIN
Je vais aller voir.
GILLES
Pourquoi il devrait en tenir une couche ?
JEAN
Parce que quand quelqu’un veut entrer dans un endroit qu’il connaît pas, c’est qu’il est con.
MARTIN
Je vais écouter à la porte. J’entendrai peut-être quelque chose.
GILLES
Je suis pas d’accord.
MARTIN
Pourquoi ?
GILLES
Pas avec toi, avec Jean. Qu’on est forcément con, quand on frappe à la porte.
JEAN
Même s’il était pas con, y a que trois chaises ici.
GILLES
Ah, tu vois qu’il n’est pas forcément con.
JEAN
C’était une concession. Pour que le débat puisse continuer.
GILLES
S’il quelqu’un frappe à la porte, peut-être qu’on réussira à l’ouvrir.
JEAN
En réalité, c’est presque sûr que c’est un con.
GILLES
Ça recommence.
JEAN
Qu’est-ce qui recommence ? Je disais juste...
GILLES
On a encore frappé.
MARTIN
Moi, j’ai rien entendu.
JEAN
Et puis je pense aussi qu’il y a que trois chaises ici, et ça, je le pense pas, je sais compter jusqu’à trois.
GILLES
On n’a encore jamais essayé d’ouvrir la porte au moment où quelqu’un frappe.
MARTIN
Bon, alors je vais jeter un œil.
JEAN
Moi, je suis très bien ici.
MARTIN
Enfin, quand je dis un œil. Faudrait plutôt dire une oreille. Je vais la coller à la porte.
GILLES
J’ai pas dit qu’on n’était pas bien ici.
MARTIN
S’il y avait un judas, au moins, il n’y aurait pas à écouter.
JEAN
Si on est bien ici, c’est qu’on a pas besoin de quelqu’un d’autre.
GILLES
Peut-être qu’il veut juste poser une question.
MARTIN
Bon, j’y vais.
JEAN
Et de quel genre, hein ?
MARTIN
Si jamais j’entends quelque chose, j’essaie d’ouvrir la porte.
GILLES
Quel genre de quoi ?
MARTIN
J’essaie de la secouer.
JEAN
Quel genre de question ?
GILLES
Je sais pas, moi. Son chemin.
JEAN
Son chemin, sans blague.
MARTIN
Il vaut mieux que je la pousse ?
JEAN
Tu sais bien qu’il y a plus rien, par ici.
MARTIN
Ou que je la tire ?
GILLES
Justement. Là où il n’y a plus rien, on se perd plus facilement. C’est pourquoi on demande son chemin.
JEAN
À trop demander, on risque d’en savoir trop long.
MARTIN
S’il y avait une poignée, je ne poserais pas la question.
GILLES
Il y en a peut-être un autre.
JEAN
Un autre quoi ?
GILLES
Un autre chemin. Que celui par lequel on est arrivés.
JEAN
S’il y en avait un autre, on serait pas entrés ici.
MARTIN
Bon, alors j’y vais, d’accord ?
GILLES
C’est toi qui as voulu entrer.
MARTIN
Mais impossible de me souvenir si elle s’ouvre vers l’intérieur ou l’extérieur. (Il se lève)
Gilles et Jean interrompent leur discussion.
Une porte normale, quand on est dedans, on la tire, mais d’abord, ce n’est pas une porte normale, plutôt un portail à un seul battant, et ensuite, il n’y a rien de normal ici. (Il prend le cendrier, va le poser sur la table) Je le viderai plus tard. (Il s’en va)
GILLES
(Reprend le fil de la conversation) C’est toi qui as voulu entrer.
JEAN
Parce que le chemin n’allait pas plus loin.
GILLES
Qu’est-ce que tu en sais. On n’a pas fait tout le tour.
JEAN
Je le sais, c’est tout. Le chemin menait jusqu’au portail, pas plus loin.
GILLES
On aurait pu rebrousser chemin.
JEAN
Pour aller où ?
GILLES
Je ne sais pas, moi. Revenir en arrière.
JEAN
C’est idiot.
GILLES
Il y a un instant tu disais toi-même que c’était idiot d’entrer dans un endroit qu’on connaît pas.
JEAN
Je parlais en général.
GILLES
Et maintenant tu dis que c’est idiot de rebrousser chemin.
JEAN
Maintenant, je parle ponctuellement.
GILLES
Je vois.
JEAN
La vérité n’est jamais absolue. Elle contient des ponctualités.
GILLES
Des ponctualités !
JEAN
Pourquoi ? Ça se dit pas ? Des trucs particuliers.
GILLES
Sauf que la nôtre, de vérité, elle contient que des trucs particuliers. Le monde s’est volatilisé, les gens ont disparu, le chemin mène à l’intérieur, mais pas à l’extérieur. Ça fait trois jours qu’on est ici, et on ne sait toujours pas ce qui se passe.
JEAN
Mais on est bien ici ! On a des chaises pour s’asseoir, une table, un lit et de la bouffe en quantité. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?
GILLES
Savoir ce qui s’est passé.
JEAN
Tu viens de le dire. Le monde s’est volatilisé et les gens ont disparu. Peut-être que nous sommes appelés à fonder un monde nouveau, plus juste et plus humain, qui aurait tiré la leçon des erreurs passées.
GILLES
À trois mecs, ça va pas être facile.
JEAN
C’est vrai. (Un temps) Martin, il est pédé.
GILLES
Peut-être, mais ça fait pas de lui une pondeuse.
JEAN
C’est pas ce que je voulais dire, mais... (Un temps) Moi, une fois, j’ai baisé une chèvre.
GILLES
Quelle chèvre ?
JEAN
Pendant les vacances. Elle s’appelait Blanche. Une chevrette toute jeune, pas une vieille bique barbue, hein. Je devais avoir dans les quinze ans. Je suis de la campagne, à l’origine.
GILLES
C’était comment ?
JEAN
C’était bon. Les gens racontent des tas de conneries. Les chèvres, ça les gêne pas, alors.
GILLES
Moi, si j’étais une chèvre, ça me gênerait.
JEAN
Si t’étais une chèvre, tu serais équipé autrement.
GILLES
Peut-être, mais quand même.
JEAN
Et t’aurais une autre manière d’envisager les choses.
MARTIN : (Il revient) Bon, j’ai écouté, et j’ai bien entendu quelque chose, mais ce n’était pas un frappement, plutôt une espèce de hurlement.
JEAN
Tu veux dire des loups ?
MARTIN
Non, pas des loups. Comme un sifflement.
GILLES
Alors un hurlement, ou un sifflement ?
MARTIN
Les deux. Un espèce de hurlement siffleur.
JEAN
Alors c’est qu’y a des loups et des souris.
Entre Delettre. Personne ne le remarque.
GILLES
S’il y a des loups et des souris, là-bas, ça veut dire qu’il peut y avoir des gens.
DELETTRE
Quand on parle du loup, on en voit la queue.
Les autres se tournent vers lui, surpris. Un temps.
Il s’agit bien sûr d’une image. (Un temps) En vérité, je n’ai rien d’un loup. (Un temps) C’est même tout le contraire. (Long silence. D’un ton incertain) Rien de ce qui est humain ne m’est étranger.
Un temps.
GILLES
Comment êtes-vous entré ?
DELETTRE
C’était ouvert.
JEAN
Pourquoi vous n’avez pas frappé, au moins ?
DELETTRE
J’ai tourné la poignée, c’était ouvert.
MARTIN
Vous avez sifflé ?
DELETTRE
Oui.
MARTIN
Vous avez hurlé ?
DELETTRE
Non.
GILLES
Vous avez refermé la porte derrière vous ?
DELETTRE
Bien sûr.
Un temps.
MARTIN
Vous avez ouvert vers l’intérieur, ou vers l’extérieur ?
DELETTRE
Pardon ?
MARTIN
La porte. Vous l’avez tirée, ou vous l’avez poussée ?
DELETTRE
Aucune idée. J’ai donné un coup dans la porte, elle s’est ouverte...
MARTIN
Si vous y avez donné un coup, c’est qu’elle s’est ouverte vers l’intérieur.
DELETTRE
Vous avez sans doute raison. Mais, à vrai dire, je n’en suis pas certain. Peut-être que j’ai tiré. (Un temps) Mais permettez que je me présente. Delettre, docteur Delettre.
GILLES
Qu’est-ce qui se passe ?
DELETTRE
Pardon ?
GILLES
Dehors. Qu’est-ce qui se passe. Dans le monde.
DELETTRE :
(S’animant) Ah, mes amis, vous me demandez ce qui se passe ? Mieux vaudrait demander ce qui s’est passé. Mais nous n’allons pas ratiociner : il se passe qu’il ne se passe plus rien.
GILLES
C’est pas une réponse, ça.
DELETTRE
Le monde est arrivé à sa fin. Ça devait bien arriver un jour. Je peux m’asseoir ?
JEAN
Il n’y a pas de place.
DELETTRE
(Désignant la chaise vide) Il y a une chaise.
JEAN
C’est celle de Martin.
DELETTRE
Celle de Martin ?
MARTIN
C’est la mienne. Mais je peux vous la prêter un moment, si vous êtes fatigué.
DELETTRE
Fatigué n’est sans doute pas le terme qui convient, mais je m’assiérais volontiers. (Il s’assied. À Jean) Et vous, vous êtes monsieur...?
JEAN
Jean.
DELETTRE
(À Gilles) Monsieur Martin, monsieur Jean, et monsieur... ?
GILLES
Gilles. Gilles Deschamp.
DELETTRE
Messieurs Martin et Jean, monsieur Gilles Deschamp et le docteur Delettre. Mes amis, il est fort probable que nous soyons les derniers représentants de l’espèce humaine sur cette misérable terre.
JEAN
(Désignant le public) Excepté ceux-là.
DELETTRE
Ceux-là, comme vous dites, ne sont qu’illusions. N’oubliez pas que nous sommes au théâtre. Et qu’est-ce que le théâtre, sinon une illusion, un mirage, une chimère, une fantasmagorie ? Le théâtre est un monde, le monde est un théâtre, vous connaissez la chanson. Le théâtre, rêve enchanteur, le monde, funeste cauchemar.
GILLES
Illusions ou pas, eux au moins ils peuvent rentrer chez eux. Contrairement à nous.
DELETTRE
Pourquoi contrairement à nous ?
MARTIN
La porte ne s’ouvre que vers l’intérieur. Impossible de sortir.
[...]