L’encombrant soldat Chvéïk
Patrik Ourednik
Débrouillard sympathique pour les uns, individu parfaitement immoral pour les autres, le brave soldat Chvéïk, apparu dans la littérature tchèque au lendemain de la Grande guerre, [1] deviendra peu à peu le symbole de la "résistance passive", faisant pourtant du cynisme civique l’unique ressource des "opprimés".
Deux romans, en particulier, fournissent la matière à l’imaginaire collectif tchèque : le Procès de Franz Kafka et le Brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hasek. Et il est aisé d’imaginer, comme l’a fait autrefois Angelo Ripellino, [2] une rencontre fortuite entre Josef K., le petit fonctionnaire, et Josef Chvéïk, le voleur de chiens. Les deux personnages sont nés au même moment, et partagent, en dehors de leur lieu de naissance, l’absurdité spécifique du vingtième siècle naissant dans un Empire sur le déclin. Ripellino les fait se rencontrer sur le Pont Charles, l’un accompagné de deux silhouettes guindées en redingote et haut-de-forme, l’autre de deux sentinelles claudicantes, baïonnette au canon ; ils se voient, ils s’observent, ils ne se parlent pas. Cette rencontre silencieuse fournit d’emblée au lecteur le double emblème de la vision nationale de la "tchéquité" : expiation et gouaillerie. Les Tchèques aiment s’observer en victimes de l’Histoire ; ils aiment également se moquer d’elle.
Un second point commun relie les deux récits : leur côté déroutant, troublant, embarrassant, la multitude d’interprétations que l’un et l’autre ont pu provoquer.
L’histoire, parfaitement linéaire, du Brave soldat Chvéïk est constituée, suivant en ceci les préceptes du feuilleton populaire, d’aventures et d’anecdotes, répétitives et plus ou moins prévisibles, du soldat Josef Chvéïk, qui, malgré une première mise à la réforme pour "idiotie congénitale", se voit à nouveau mobilisé, au début de la Grande guerre, sous les drapeaux de l’armée impériale austro-hongroise. Le premier chapitre donne le ton : on y voit Chvéïk se rendre, en fauteuil roulant, souffrant de sciatique, et néanmoins criant son zèle et son bellicisme, à la caserne pour se déclarer volontaire : mais cette ruse – si ruse il y a – ne lui a pas évité d’être enrôlé. Le mécanisme narrateur se met alors en place, limpide et désespérément efficace : en prenant méthodiquement les ordres de ses supérieurs au pied de la lettre et en les exécutant avec un empressement déroutant, en manifestant systématiquement son assentiment aux pires inepties de l’appareil bureaucratique, Chvéïk arrive à neutraliser tout pouvoir aliénant en se servant contre lui de ses propres armes. Sa soumission et sa docilité à toute épreuve lui permettent, en quelque sorte, d’invalider son destin. Jusque là, tout le monde se retrouve.
Ce qui, en revanche, est loin de faire l’unanimité des lecteurs et des critiques, c’est le "caractère" du héros, au sens moral du terme – et, partant, la moralité qu’il conviendrait de tirer de l’ouvrage. S’agit-il d’un crétin, d’un simple débrouillard, d’un futé, d’un gugusse, d’un sage ? L’auteur lui-même n’a livré aucune clé, et tout porte à croire qu’il était loin d’imaginer quelle place son personnage occuperait bientôt dans l’imaginaire collectif. Ce qui pourrait, tout compte fait, nous livrer une sorte de clé – aussi ambiguë que le personnage lui-même.
Josef Chvéïk n’est pourtant pas né avec la Grande guerre : sa première apparition date de 1911, et son rôle se borne alors à celui de "l’idiot du bataillon" qui sert l’armée austro-hongroise avec zèle et loyauté. Mais ce n’est qu’après l’expérience de la guerre que Hasek, reprenant son personnage, en fera le symbole, pour les uns, du bon sens plébéien face au monstre militaire – alors que d’autres n’y trouveront qu’une personnification de la roublardise et du cynisme. Il y a en effet deux façons apparemment contradictoires d’interpréter le Brave soldat Chvéïk : la façon "noble" qui voit dans cet anti-héros un hybride d’Eulenspiegel et de Sancho Panza, qui, grâce à une arme résolument moderne et parfaitement redoutable – à savoir l’absurdité – parvient à échapper à l’emprise que tout pouvoir tente d’exercer sur l’individu. Puis il y a une autre optique, qui présente Chvéïk comme l’incarnation d’un nihilisme foncier, d’un cynisme absolu. Cette seconde optique offre d’ailleurs matière à des spéculations complémentaires : est-ce là l’attitude innocente d’un parfait crétin, d’une sorte de créature végétale sans réelle existence humaine (ce qui sous-entendrait que l’auteur a peint ici une satire féroce du comportement des Tchèques face à l’empire austro-hongrois et, par ricochet, de leur "caractère national", un tableau corrosif de l’Homo Bohemicus, de son apathie sournoise, de son pragmatisme populacier), ou bien s’agit-t-il d’une roublardise habile (ce qui nous amènerait à considérer Chvéïk comme l’émissaire de l’ironie atavique entretenue par plusieurs siècles de servitude et, donc, comme un personnage somme toute positif, avec l’idée que face au pouvoir tout est permis, la fin justifiant les moyens) ? Car Chvéïk ne lésine pas sur les moyens, justement, pour assurer son bien-être et profite de la moindre occasion pour se procurer le maximum de confort – à savoir tranquillité, sommeil et nourriture –, même s’il doit l’obtenir aux dépens de ses compagnons d’infortune. Certes, à l’instar d’un roi Ubu, Chvéïk ne manque pas de lucidité quand il s’agit de condamner la stupidité des autres. Mais, toujours dans cette optique ubuesque, il est aussi, en moins grandiose, un personnage d’une bassesse extraordinaire. La différence entre les deux personnages est que le second aime, apparemment, recevoir des ordres – même si c’est pour les tourner en ridicule. Le point commun, on pourrait le trouver dans la phrase de Jarry précisant que – la citation est approximative – "Ubu ne fait point d’esprit, il affirme ses idioties avec toute l’autorité d’un idiot". Le point commun serait également l’apparence décidément peu humaine des deux héros ; d’où, le pas est facile à franchir, la tentation de considérer Chvéïk comme un objet, un simple catalyseur qui ne fait que révéler l’absurdité du monde. [3] Mais Chvéïk est trop empêtré, à travers ses références, dans son contexte socio-historique, trop soucieux de dénoncer, trop vivant pour ne pas être vrai. [4]
Quoi qu’il en soit, l’antinomie entre l’interprétation "noble" et l’interprétation "nihiliste" reste de vigueur soixante-dix ans plus tard, et se reflète jusque dans les dictionnaires français : si l’Histoire de la littérature européenne de Hachette [5] présente le personnage de Chvéïk comme un descendant de la lignée des héros picaresques, desquels « Chvéïk possède l’innocence dont il ne se départira jamais », le Grand Larousse universel [6] parle d’un « pitre cynique et toujours satisfait ».
Il n’est pas inintéressant de constater que ce débat sur la "vraie personnalité" de Chvéïk a été pendant longtemps l’apanage des seuls Tchèques et qu’il n’a été importé en Occident qu’assez tardivement. Avant la Seconde guerre, personne, hormis les Tchèques eux-mêmes, n’avait semble-t-il envisagé le Brave soldat Chvéïk autrement que comme une magistrale dénonciation de l’absurdité de la guerre. Les partisans tchèques de l’interprétation "noble" ont d’ailleurs puisé en partie matière à leurs arguments dans l’accueil dont le livre avait bénéficié à l’étranger – et principalement, étant donné les relations culturelles particulièrement fortes, à l’époque, entre Prague et Paris, en France. Ainsi, en 1935, trois ans après la première traduction française, Hanus Jelinek, auteur d’une Histoire de la littérature tchèque [7] rédigée en français, écrivait dans un élan patriotique, révélateur de l’époque : « En effet, la notoriété acquise par Chvéïk, [risque] de fausser l’opinion de l’étranger sur le caractère même du Tchèque, dont il pourrait sembler l’expression véridique. /.../ Heureusement, on ne l’a pas considéré partout d’identique façon. En France, par exemple, la traduction de ce roman /.../ a été comprise non comme une oeuvre de caractère national, mais comme la manifestation d’un pacifisme convaincu. Et c’est tant mieux... »
Il y a sans doute une double raison à ce que le lecteur français ait vu, et voie toujours, dans le Brave soldat Chvéïk une oeuvre avant tout antimilitariste. En premier lieu, on peut évoquer le fait que les particularités langagières très prononcées du personnage d’origine [8] – langue populaire parfaitement maîtrisée, anecdotes percutantes mais aussi "sagesse populaire" dans toute sa vacuité, propos de bistrot interminables – s’estompent (on serait tenté de dire inévitablement) au bénéfice du "message", qui parfois n’existe probablement que dans l’imagination du lecteur français, qui considère systématiquement la bouffonnerie des propos comme appartenant à la sphère mythique. Puis, il y a surtout l’approche fondamentalement différente de l’oeuvre littéraire selon qu’on se substitue au lecteur français ou au lecteur tchèque. Comme le note Martin Hybler à propos de l’accueil souvent diamétralement opposé, en France et en Tchéquie, des livres de Kundera, la vérité de l’oeuvre commence, aux yeux du lecteur français, là où, précisément, on en fait abstraction. Il en va tout autrement pour l’intellectuel tchèque, tributaire du romantisme nationaliste, héritier de l’identité nationale articulée entièrement autour de la vérité de la langue. Pour lui, « une analyse littéraire est impensable /.../ sans poser la question de la vérité, vérité de l’oeuvre, mais également vérité de l’auteur » [9].
De ce point de vue, ce qui est valable pour Kundera, l’est doublement pour Hasek : d’où l’embarras que ne cesse de susciter, dans son propre pays, le Brave soldat Chvéïk – personnage sans passé, venant de nulle part et de partout, et dont le discours, foncièrement égoïste, se nourrit d’illogismes et d’ambivalences. Ce qu’on appelle, en France, "la dérision tchèque" serait alors la seule émanation de ce que l’essayiste Pavel Svanda nomme ’l’illusion plébéienne" [10] : mélange de méfiance et d’indifférence face à tout ce qui échappe à la plus simple expression vitale. Dans son article, Svanda, faisant du personnage de Hasek le symbole de la « réduction tchèque », met en parallèle Chvéïk et Edvard Benes, le président de la République en 1938, qui refusa l’idée d’une possible défense du territoire par l’armée tchécoslovaque, pourtant puissamment équipée. Du point de vue de Chvéïk, toute activité qui menace l’intégrité et l’exercice des fonctions biologiques est absurde ; du point de vue de Benes, le sacrifice de vies humaines qui aurait mis à mal le fondement biologique de l’organisme national aurait été tout aussi inconcevable.
Chvéïk, pour les Tchèques, ne représente pas, en effet, un ouvrage littéraire. Il s’agirait plutôt d’une sorte d’album de famille que l’on garde soigneusement au fond du tiroir, mais qu’on n’aime pas exhiber en présence d’étrangers, sinon après censure préalable. En dépit de l’absence de dimension psychologique et du déficit du vécu, Chvéïk est paradoxalement ressenti davantage comme un personnage historique que littéraire, membre de famille éloignée qui a laissé derrière lui un souvenir éclatant, mais malgré tout un peu honteux, ou inversement : un désaveu mêlé de fierté. On l’admire, mais on ne l’aime pas. Et nous reprenons volontiers, dans nos élans masochistes, la phrase peut-être la plus inspirée parmi les nombreuses sentences du brave soldat Chvéïk : « Nous sommes tous des Tchèques, mais il vaut mieux le garder pour nous. »
C’est probablement cette ambiguïté discutable – qu’elle soit le fruit d’un raisonnement pragmatique ou l’expression innocente d’un simple d’esprit – qui a amené, en 1943, Bertold Brecht, alors exilé à New York, à imaginer une suite aux Aventures du brave soldat Chvéïk. [11] On le retrouve alors errant devant Stalingrad, perdu dans la neige, déguisé, par précaution, en soldat allemand. Mais sous la plume de Brecht, Chvéïk devient prisonnier de son propre système de défense, du jeu équivoque du mimétisme : pour rester lui-même, il devient son contraire ; voulant assurer sa survie, il risque de périr en même temps que le régime nazi avec lequel il a voulu jouer au plus fin.
A quelques rares exceptions près, la critique tchèque n’a jamais poussé la dialectique aussi loin.
La défense élaborée par Chvéïk contre le pouvoir militaire a été exploitée, dans un premier temps, dans son univers d’origine, l’armée. Les jeunes appelés se délectaient à la lecture du Brave soldat Chvéïk dès la fin des années 20, et plusieurs expressions du personnage ont été reprises avec bonheur. La tournure, en particulier, dont Chvéïk usait invariablement lorsqu’il s’adressait à ses supérieurs – "Je déclare docilement que..." – a connu ses heures de gloire. Jugeant le livre subversif, l’armée a alors purement et simplement interdit sa lecture "durant l’exercice du service militaire". Bien malgré eux, les gradés eux-mêmes ont donné naissance à l’une des expressions toujours vivantes de la langue tchèque, à savoir "faire son Chvéïk", inculpation lancée à l’encontre des appelés (en pure perte, le système chvéïkien étant militairement indestructible). On retrouve cette locution, ainsi que d’autres, dans les années 30, dans le monde estudiantin – avant qu’elles ne s’épanouissent définitivement à travers toute la société.
La référence à Chvéïk est devenue incontournable, en toute logique, pendant l’occupation nazie : ne s’agissait-il pas de survivre une fois de plus, et sans dégâts dans la mesure du possible, à un mécanisme oppressif ? Une suite des Aventures du brave soldat Chvéïk durant la Grande guerre, dont l’auteur – ou plus probablement les auteurs – sont restés anonymes, circule sous le manteau, en 1944-45, sous le titre de Citoyen loyal Josef Chvéïk dans le Protectorat de Bohême et Moravie. [12]
Mais l’absurdité triomphante de Chvéïk a sans doute trouvé son épanouissement le plus complet avec l’avènement du régime communiste. Il s’agissait là, pour les nouveaux dirigeants, d’un livre fort encombrant. Pendant plusieurs années, le livre a été ignoré, absent des bibliothèques et des librairies. La première réédition "communiste" date de 1955, enchaînant de près sur la publication en Union soviétique, où Hasek fait figure de héros, pour avoir quitté, en son temps, les rangs de la Légion tchécoslovaque afin de rejoindre l’Armée rouge. La critique tchèque devait donc assumer, à l’avenir, l’encombrant personnage : elle le fera de la manière la plus élémentaire, en faisant entrer son auteur dans les manuels scolaires comme un classique de la littérature dite "du réalisme socialiste" – en omettant soigneusement de mentionner quelques nouvelles satiriques que Hasek avait tirées, précisément, de son passage dans l’Armée rouge.
Dans un premier temps, le personnage résiste assez bien à cette tentative de récupération : de nouvelles locutions surgissent dans la langue populaire et les termes "chvéïkisme" et "chvéïkité" font leur apparition pour désigner l’attitude consciente face aux institutions, qui, elles, jouent leur rôle en fournissant la matière à leur vocation – le dévoilement de l’illusion, la mise-à-nu du mensonge et de l’hypocrisie. Mais, usant de plus en plus fréquemment de la "chvéïkité" comme de la seule attitude sociale envisageable contre le totalitarisme communiste, le système s’effritera progressivement de lui-même. C’est cet effritement d’une technique de résistance qui perd son efficacité au moment où elle devient collective (et va jusqu’à conforter, dans ses conséquences à long terme, le pouvoir qu’elle prétend combattre) qu’anticipe l’écrivain Vladimir Vokolek dans un récit intitulé Ainsi parla Chvéïk, écrit en 1960, repris au début des années 80, et publié quinze ans plus tard. [13]
Dans cette ultime réincarnation, Chvéïk, devenu gardien du monument à la gloire de Staline, se sent investi par les idéaux de la Nouvelle ère (renouant ainsi, dans une certaine mesure, avec sa première apparence d’avant la Grande guerre), et n’entend plus rester à l’écart de la marche de l’Histoire. Cette révolte tardive contre lui-même, contre l’image qui lui a été attribuée dans le schéma de l’identité nationale, est définitivement suicidaire : la négation de toute valeur, dont il a été l’incarnation jusqu’ici, et l’adhésion à un régime lui-même basé sur la négation, dont il fait preuve dans sa nouvelle vie, se confondent dans la même stérilité. Ce qui permet au narrateur cette réponse désabusée à la question « Que reste-t-il où plus rien ne reste ? » — « Mais Chvéïk, voyons. »
In S. Caucanas – R. Cazals éd. : Traces 14-18, Actes du colloque international de Carcassonne, Éditions Les Audois, 1996.