C’est le moment de (re)lire Europeana
François de Smet
Le Vif, 31/01/2017
En 2001, l’écrivain tchèque Patrik Ourednik sort un livre qui ne ressemble à aucun autre. Ni roman ni essai, Europeana, retrace l’histoire du siècle en mélangeant délibérément faits historiques, anecdotes burlesques, histoire des mentalités.
La première phrase donne le ton : “Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards et mesuraient en moyenne 1 m 73 et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne, ils auraient mesuré 38 kilomètres.” Le va-et-vient est constant entre le fait historique, l’anecdote et le détail méconnu. Le style singulier n’est pas sans rappeler celui d’Albert Cohen dans Belle du Seigneur, lors des monologues de pensée sans queue ni tête d’Ariane dans sa salle de bains. Le style d’Europeana est aussi déconcertant qu’addictif. Telle est la véritable trouvaille : c’est parce qu’il semble dépourvu d’affect et de jugement qu’Europeana offre un récit conforme à ce que ce XXe siècle fut : violent, brouillon, exubérant, meurtrier, innovant, technique, explosif.
L’appropriation par les contemporains de leur propre histoire est, à elle seule, l’enjeu d’un siècle qui a vu tant d’énergie consacrée à tenter de le comprendre. En 1992, Francis Fukuyama avait, dans La Fin de l’histoire et le dernier homme, proposé que la fin de l’histoire politique était advenue avec la victoire de la démocratie libérale sur le bloc de l’Est, en arguant que la capacité même de faire l’histoire se trouvait annihilée par une époque glorifiant les libertés individuelles et le bonheur privé. Or, la succession des événements depuis les années 1990 démontre que, non seulement l’histoire ne s’est pas arrêtée sur le seuil de la société de consommation, mais qu’en outre, il devient ardu de l’interpréter de manière linéaire. A l’équilibre de la terreur de la guerre froide a succédé un ordre mondial digne du Far West, où le chacun pour soi l’emporte sur les logiques de groupe – le Brexit et la victoire de Donald Trump ne sont que le paroxysme de cette désagrégation.
Le grand intérêt du livre d’Ourednik, outre ses qualités littéraires et stylistiques, est de rappeler que l’histoire officielle est toujours écrite d’un point de vue, généralement par la plume des vainqueurs. L’histoire des vaincus, des colonisés, des réduits en esclavage, des perdants de la mondialisation, elle, passe souvent au bleu. Or, la manière dont une histoire s’écrit conditionne son futur mode d’appropriation ; il n’existe pas d’histoire objective car il n’est nulle histoire sans le point de vue, nécessairement réducteur, au départ duquel elle est écrite.
Le fil en apparence illogique proposé par Ourednik dans Europeana a-t-il le mérite de proposer ce que pourrait être un véritable livre d’histoire, qui ne tente pas de synthétiser les faits et de leur donner du sens, mais qui les enfile comme des perles improbables, laissant apparaître au gré de l’exercice le dessin en pointillé de l’absurdité des événements et de notre vaine croyance en une causalité apte à les relier.