Les Inrockuptibles (Fabrice Gabriel)

Publié le mercredi  8 février 2012
Mis à jour le dimanche  8 avril 2012

LES INROCKUPTIBLES

Avril 2006

Instant propice, 1855

par Fabrice Gabriel

Les utopies sont-elles vouées à l’échec ? Une vision d’un XIXe siècle qui ressemble beaucoup au nôtre.

Patrik Ourednik s’est fait connaître en France il y a deux ans, avec un livre d’une originalité fracassante, Europeana. Une brève histoire du XXe siècle. Dans ce jubilatoire traité de décomposition, l’auteur tchèque, depuis longtemps installé à Paris, faisait exploser à grands coups d’éclats de rire l’imagerie pieuse d’une Europe triomphante, victorieuse au finish de ses vieux démons totalitaires...

La dynamite d’Ourednik, c’est l’ironie. Une ironie noire, littéralement tuante, qu’on retrouve avec plaisir dans Instant propice, 1855, courte fable dont la cible est cette fois le XIXe siècle, héritier progressiste mais trop naïf des Lumières.

Pour un artificier aussi caustique qu’Ourednik, les utopies de l’époque sont fatalement vouées à l’échec : son livre raconte la débâcle d’un rêve communautaire, initié par un vétérinaire génois dont nous sont livrés, en guise d’introduction, des fragments de mémoires adressés à une certaine « Julie ».

Dans cette réécriture désabusée de La Nouvelle Héloïse, on devine déjà toute l’amertume des illusions perdues : « Sans fin le mal hante l’Histoire », constate le pacifiste déçu. La suite du récit en apporte la preuve en deux temps, avec le journal de bord d’un colon traversant l’Atlantique pour aller créer au Brésil un genre de phalanstère baptisé « Fraternitas », puis le compte rendu virtuel de ce qu’a pu devenir cette utopie, six mois plus tard... Le texte fonctionne ainsi comme une sorte de compte à rebours conduisant à un échec programmé, de plus en plus sensible au fur et à mesure que s’effilochent les ambitions fraternelles des aventuriers de nouveau monde.
A l’idéal de partage se substitue en effet un univers de palabres infinies entre égalitaristes, anarchistes et communistes, entre Italiens, Français et Allemands, entre hommes et femmes, entre Blancs et Noirs...

Inéluctablement, la société rêvée se transforme en cauchemar bureaucratique, où le moindre vote devient problématique, et où la liberté finit par étouffer sous le poids de l’absurde et des petitesses humaines. On l’aura compris : ce XIXe siècle-là est encore le nôtre.

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Patrik Ourednik : Instant propice, 1855. Allia, traduit du tchèque par Marianne Canavaggio, 160 pages, 6,10 €