Le Monde (Alexandra Laignel-Lavastine)

Publié le mercredi  8 février 2012
Mis à jour le dimanche  8 avril 2012

LE MONDE

14 avril 2006

Fraternité chérie

par Alexandra Laignel-Lavastine

Après le succès de son premier livre, Europeana, une loufoque et brillantissime histoire du XXe siècle publiée chez Allia il y a deux ans et déjà vendue dans une vingtaine de pays, Patrik Ourednik s’est imposé à 50 ans comme un écrivain aussi original que talentueux. Né à Prague, exilé à Paris depuis 1984, il était jusque-là reconnu pour ses traductions – la dernière, celle du journal de Jan Zabrana, Toute une vie (Allia, 2005), ayant fait découvrir au lecteur français un chef-d’oeuvre de la littérature tchèque. Avec Instant propice, 1855, Patrik Ourednik nous plonge cette fois au coeur des utopies libertaires du XIXe siècle.

Cette fable drôle et acerbe s’ouvre ainsi sur la lettre d’un anarchiste qui, après des études de philosophie en Europe, raconte comment il fonda au Brésil une communauté expérimentale où devait s’épanouir la société parfaite. En théorie, un projet grandiose. Parmi ses très judicieux principes : redonner d’urgence la liberté aux femmes. « Si je pouvais débarrasser l’humanité d’une seule de ses calamités, sauterelles, religion, choléra, peste, propriété privée, guerres, gouvernements, parlements ou éveilleurs de la nation, je choisirais le mariage – source d’asservissement, d’hypocrisie et de bêtise », s’exclame le narrateur. Une belle promesse qui, comme on s’en doute, ne résistera guère à la pratique ! Très vite, en effet, une série de maladies bien connues vont s’abattre sur « la colonie Fraternitas » : suspension des libertés, jalousie, espionnage, alcoolisme, vols, etc. Maniant de main de maître le même humour dévastateur que dans Europeana, l’auteur décrit dès lors la façon dont les compagnons et compagnonnes de cette cité idéale vont peu à peu recréer l’ensemble des conformismes et des préjugés de la société qu’ils rejettent.

Première complication : « Gorand a dit que le communisme c’est l’amour, mais pas comme l’entendent les Italiens et les anarchistes. » Or à Fraternitas, la plupart des Italiens sont des anarchistes et la plupart des Français des communistes, si bien qu’ils passent leur temps à convoquer des réunions. Mais il y a aussi ceux qui les boycottent, convaincus que le communisme "cherche seulement à commander les gens tout le temps". Et encore serait-ce sans compter avec les « égalitaristes »... D’où des débats sans fin pour savoir s’il faut ou non intégrer les « nègres humiliés » et autres discussions non moins byzantines sur la meilleure manière de réaliser un ordre juste, monsieur Mangin étant d’avis que « tout cela rappelle plutôt l’âge de pierre où les gens se groupaient en fonction d’intérêts communs, sauf que ces intérêts n’étaient jamais communs avec ceux des autres groupes d’intérêts ». En outre, les groupes à Fraternitas changent tous les jours, car dès que deux personnes commencent à dire du mal d’une troisième, cela forme un nouveau groupe d’intérêts...

Rien, toutefois, comparé aux clivages renaissants entre Slaves et Hongrois, les premiers s’évertuant à expliquer « qu’ils ne sont pas des Magyars, mais des Slovaques, et que les Magyars ne sont pas des Slaves, mais des usurpateurs »... Et Dieu ? Les uns disent que « l’être suprême est un gros pâté dans le cahier de ceux qui n’ont pas appris à penser ». Argument ou métaphore ? On pencherait plutôt du côté de Decio qui admet que seul le « li » le tente dans la religion, à condition qu’on y ajoute un « t »...

La morale de cette réjouissante satire qui ne cesse en vérité de nous parler du monde contemporain ? Elle tient sans doute dans cette remarque – à méditer – selon laquelle « les gens qui se croient libre ne tombent jamais d’accord entre eux, alors que les gens qui ne se croient pas libre tombent presque toujours d’accord sur tout ». Un bel hommage à l’utopie libertaire malgré tout. Ou quand un récit de 158 pages vaut de loin autant de traités de science politique sur le même thème.

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INSTANT PROPICE, 1855 (Prihodna chvile, 1855) de Patrik Ourednik. Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio, Allia, 158 p., 6,10 €.