Le Magazine littéraire (Claude Michel Cluny)

Publié le mercredi  8 février 2012
Mis à jour le dimanche  8 avril 2012

LE
MAGAZINE LITTÉRAIRE n° 455, 2006

Le philosophe morfondu

par Claude Michel Cluny

L’écrivain tchèque Patrik Ourednik renoue avec une vieille liberté d’esprit occidentale. Son nouveau livre, Instant propice, n’est d’ailleurs pas sans évoquer Swift ou Voltaire.

« Croyez-en mes paroles : tôt ou tard les uns et les autres se mettront à s’entretuer, car ils ont le même but, détruire l’homme au nom de l’organisation de l’humanité, au nom d’un nouvel arrangement, d’un ordre final. Babeuf ! Blanqui ! Autrefois, la haine de l’homme était l’expression de la haine de l’humanité. Aujourd’hui, nous sommes plus progressistes : une haine nouvelle a vu le jour, une haine par amour de l’humanité. »

Les bonnes nouvelles sont si rares qu’il ne faut pas se retenir de les faire connaître aux populations affamées de lectures savoureuses : l’humour tchèque n’est pas mort. Qui plus est, il ne se recopie pas. Nous décèlerions même dans cet Instant propice une maligne parenté swiftienne, ou voltairienne. Patrik Ourednik flirte lisiblement avec une vieille liberté d’esprit occidentale, éteinte aujourd’hui dans le « correctement » marécageux, mais à vrai dire traditionnelle au creur de la culture de ce qui futle beauroyaume de Bohême. Sans remonter aux calendes, en témoignent magnifiquement les récits de Jaroslav Hasek ou les ceuvres des frères Josef et Karel Capek, entées sur notre sinistre histoire encore contemporaine, inspiration satirique aussi tentée, chez le second, par la science-fiction comme parabole - rappelons-nous qu’il inventa et nomma un objet nouveau dont l’usage n’a plus de limite, le robot.

Instant propice, 1855 se situe donc naturellement dans une tradition. L’auteur veut aussi en situer l’action : soit quelques années après les révolutions réussies ou avortées qui donnèrent du souci à Metternich et congé à Louis-Philippe. L’Europe avait sur le feu des casseroles pleines à ras bord d’utopies frémissantes, d’idées violentes et partageuses.

Cela empêchait-i-il Ies sentiments ? La première partie du livre est une sorte de confession d’échec amoureux et philosophique. À la dame aujourd’hui très mûre de ses pensées, le philosophe morfondu expose son coeur et ses déboires comme un héros de Rousseau qui aurait vu sous ses yeux déchirer non pas le contrat Villepin, mais le Contrat social. L’anonyme signataire avait pourtant agi par amour de la dame et des hommes, puisque promoteur au Brésil de la communauté « Fraternidad ».

L’amusante couverture du livre semble nous dire que quelque chose est en train de s’élever, de prendre l’air par-delà les contingences... avant de prendre l’eau : ce lâcher de ballons, lâchons le mot, c’est une utopie. Un régal acidulé pour les esprits lucides, amer pour les autres, les naïfs, les benêts, les furieux, les doctes du « tout-en-commun », les apôtres de la phalanstérisation et du bonheur obligatoire. Les épisodes de l’expérience nous sont relatés d’une manière aussi banale que surprenante dans la suite du livre. Ourednik adopte en effet le vieil outil du journal imaginaire, dont il se sert avec perversité, lui ajoutant des ressorts narratifs inattendus et déconcertants.

Le promoteur relate sur des carnets les étapes du lent voyage qui mène sous sa houlette une bonne centaine de personnes jusqu’à Rio, puis à la rencontre des Indiens. Cet échantillonnage d’émigrants de l’utopie comprend des Allemands, des Français, des Italiens, des anarchistes, des socialistes, des fraternitaires, des égalitaristes, des libertaires, des communistes, des ivrognes... et même des enfants. Notre narrateur, qui confiera à la dame de ses espoirs déçus ne croire qu’à un seul dieu, « le mien », relève soigneusement les arguments de débats qui se veulent constitutifs de leur Fraternité. Des questions de vocabulaire, de droit de vote, de la place des femmes dans la société idéale, de la nature de la liberté sont agitées sur le pont alors que les vivres diminuent et que l’eau croupit. La nef des fous d’une société sans loi vogue avec placidité vers le Brésil et le bonheur obligatoire.

Candide pourrait s’écrier : « Liberté, que d’utopies on commet en ton nom ! » D’ailleurs : « La liberté individuelle est provisoirement suspendue parce qu’il est apparu que les gens ne sont pas encore mûrs... » Sans que nos colons soient parvenus à donner une définition incontestable de ce qu’est la liberté, ni à s’entendre sur le partage équitable des fruits du labeur entre ceux qui travaillent et ceux qui ne font rien. Et les femmes, comme les cochons et le tabac, doivent-elles consentir à être à tous plus qu’à un seul ? « Mais si toutes les opinions se valent, sur quoi décidera-t-on ? » Il sort moins de questions que de réponses corrosives de cette urne de la fraternité délirante. Patrik Ourednik manie la satire avec la maîtrise d’un bourreau chinois découpant sa victime, ici l’énorme imbécillité idéologique aux cent têtes, en cent vérités exquises. Un vrai bonheur pour qui sait encore penser sans idées préconçues.