Libération (Eric Loret)

Publié le samedi  10 mars 2012
Mis à jour le mercredi  13 février 2013

Moqueur à l’ouvrage

Eric Loret

Libération, 12/1/2012


Patrik Ourednik met la Tchéquie sens dessus dessous.

D’abord des chiffres et des lettres, au chapitre un. Des trucs codés. On n’y comprend rien (« hxg3 hxg3+ » ). Passons. Chapitre deux : un homme souffreteux a de mauvaises pensées après avoir volontairement orienté une jeune fille perdue dans la mauvaise direction. « Elle aurait tout de même pu relever sa jupe, pensa Dyk. Vite fait, qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Il n’y a personne. Elle m’aurait montré sa chatte et je lui aurais indiqué le chemin. » Ce n’est pas qu’elle ait refusé. Il ne lui a rien demandé. Rêve sadien de prostitution universelle, où chacun se livrerait à tous sans obstacle, presque machinalement. On croiserait une fille et elle soulèverait sa robe, un garçon et il ouvrirait sa braguette.

Viktor Dyk est donc à la fois un salaud et sympa, puisqu’il a les mêmes fantasmes que nous. En plus, il s’appelle Dyk, ce qui veut peut-être dire un truc en tchèque mais surtout « tête de nœud » en anglais. On est à Prague, c’est l’été, il fait chaud. Sur le trottoir, un peu plus loin, surgit un dialogue : « Vous êtes au courant ? Il paraît que madame Horak s’est fait renverser par une auto. – Ah ? Et c’est grave ? – Grave ou pas, elle en est morte, aussi morte qu’un poisson à l’étalage. » Même humour, suite : la déconnection règne. On tourne à droite, et puis à gauche, on suit madame Prochazka et l’inspecteur Vilém Lebeda, monsieur Prazak et on revient à Dyk. On croit un moment que toutes les anecdotes, dialogues, promenades satiriques vont précipiter en un roman choral où tout fera sens. De fait, on retrouve bien la jeune fille égarée au bout de 100 pages, l’enquête menée par les flics tire plusieurs fils (défenestration, écrasement, incendie, viol…), mais plus on avance, plus on rigole, et plus on rame aussi dans la choucroute. A la page 96, vers le milieu, l’auteur a pitié de nous : « Lecteur ! notre récit vous paraît dispersé ? Vous avez l’impression que l’action stagne ? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l’auteur est un imbécile, soit c’est vous. »

L’auteur, Patrik Ourednik, est né en 1957 à Prague, exilé à Paris depuis 1984. Révélé il y a dix ans avec Europeana. Une brève histoire du XXe siècle, sorte de mashup hilarant de toutes les horreurs humaines, il n’est pas connu pour son côté Bisounours. En 2006, Instant propice, 1855 mène un nouveau périple dans les dysfonctionnements politiques en racontant comment des Européens tentent de coloniser le Brésil. Classé sans suite, son troisième récit traduit, se concentre cette fois sur la Tchécoslovaquie d’avant et après la chute du Mur, sans qu’Ourednik renonce à sa saine misanthropie. Dyk a été jadis l’auteur d’un roman sans succès ni talent sous le régime socialiste. Mais, lorsque les « créatifs de la nouvelle ère historique » apprennent que le père de Dyk fut un collabo engagé dans la Wehrmacht, ils viennent le déterrer pour une émission de télé : « Père nazi, fils résistant, plus tard employé insipide et écrivain raté », ça plaît.

Le fils de Dyk n’est hélas pas tout à fait résistant. Il a simplement été mis en taule pour avoir chanté (bourré) une chanson grivoise à propos du « p’tit trou » des pionnières. Tout est sale et laid, tout est raté, l’idiotie humaine est la mesure de l’infini. Ourednik fait à la désormais République tchèque ce que Bernhard et Jelinek ont fait à l’Autriche (et personne encore à la France d’après-guerre, du moins pas en littérature), traçant par exemple le portrait d’un « spécimen si accompli de la connerie tchèque qu’on aurait pu l’exhiber dans les Expositions universelles : jovial, trivial, populaire, passablement inculte, imperturbable et agressif. Il adorait discuter, ce qui, en Bohème, désigne une opération sociale consistant à désarçonner le plus rapidement possible le crétin d’en face ». Parfois, il est moins précis et arrose généreusement tout l’Est : « La femme était une banale pouffiasse panslave. »

Lorsqu’Ourednik en a assez de ses personnages, il les immole par la fenêtre ou les tue dans des accidents débiles (l’un d’eux meurt en poussant une vieille machine à laver d’une falaise), ce qui explique l’hystérie moqueuse du récit en tous sens.

Parallèlement à Classé sans suite paraît Le Silence aussi, recueil de poèmes tranchants comme du Cioran, mais en drôle : « Ah ! si le jour / pouvait parler ! / il annoncerait / la nuit. »