Les Inopinées de Melrose (Jennifer Joyce)

samedi 23 mars 2013
par  NLLG

Conversation entre idiots

Jennifer Joyce

Les Inopinées de Melrose

19/03/2013


« J’écris, je crois, sur la bêtise humaine. Elle a beau être commune au genre tel quel, elle a toutefois ses spécificités nationales. J’écris en tchèque parce que la bêtise tchèque m’est plus compréhensible que d’autres. D’autre part, pour écrire sur la bêtise, il faut se situer au cœur même de celle-ci, il faut devenir bête. Je me sens plus bête en tchèque qu’en français. » [1]

Quand j’ai lu cette réponse extraordinaire, il m’a fallu en savoir plus, forcément. Je mène l’enquête.

Patrik Ourednik, on l’avait remarqué avec Europeana. Une brève histoire du XXè siècle en 2001. Il y réalisait l’exploit de condenser en 150 pages les clichés langagiers et verbiages en tous genres qui marquent une époque et reflètent les lieux communs de nos babillages.

« Il se peut que j’aie une oreille sensible pour les stéréotypes et la langue vide de sens et que je sois capable de reproduire cette langue en tenant compte du fait que cette langue vide de sens n’est jamais tout à fait vide, car il y reste toujours des résidus d’idées et d’idéologies se rapportant à des choses qui, au début, pouvaient être vivantes. » [2]

Autrement dit, il y a toujours quelque chose à tirer d’une conversation entre idiots. Voilà qui est décidément prometteur, je suis sur une piste. Je cours acquérir Classé sans suite.

Et ça commence ainsi : «  C’était l’été, le soleil riait, les moineaux s’affolaient, les arbres recyclaient le gaz carbonique dans la crainte de Dieu... » Cette fois, je le tiens !

Soyons clairs (et ce sera la dernière fois, si vous vous plongez dans ce petit livre essentiel) : l’intrigue n’existe pas, ou si peu, les personnages sont navrants d’inconséquence, les lieux prétendument pragois sont inventés, enfin, l’auteur viendra vous le dire lui-même, il n’a pas la moindre idée de où tout cela nous mène. Mais en se jouant de l’inanité des discours et des codes romanesques, il accomplit deux choses bien plus nécessaires.

Depuis Queneau et Perec, peu ont réfléchi sur le langage, son sens et surtout son non-sens commun, avec une telle sagacité, un tel humour. Autant le reconnaître, l’examen au rayon X de la parole qui ne veut rien dire s’avère cruel, voire désagréable pour les animaux bavasseurs que nous sommes. Face aux mesquineries de nos phrases prémâchées, pré-emballées et prêtes à consommer, on se trouve bien crétin, et Prague, en été, nouvellement démocratique, etc. n’y change rien. C’est toujours de nous qu’il s’agit.

Madame Prochazka s’ébroua joyeusement et lança à Dyk un regard émerveillé.
— Ah, vous ! jugea-t-elle. Vous avez toujours le mot pour tout.
Et de préciser :
— Pour ainsi dire.
Et de développer :
— Je veux dire le mot juste.
Et de conclure :
— Justement, c’est ce qu’on se disait pas plus tard qu’hier avec Pavka. Mon mari si vous préférez. On se disait monsieur Dyk a toujours le mot pour tout.
(p.11)

Parler à tort et à travers prend tout son sens. Et alors quoi, M. Ourednik nous interdit le bavardage ?

« La vérité d’une époque est dans la réaction, pas dans l’action… On fait appel, consciemment ou pas, à des stéréotypes, à des lieux communs, parce que justement, le lieu commun est le seul lieu où l’on peut se retrouver en commun. » [3]

Donc l’évènement est secondaire, le discours, même abscons, est tout. Ça se tient. Pourquoi s’attarder sur le début, la fin, le milieu artificiels qu’entretient le romanesque ? Ces imbrications calculées, ces évènements choisis n’ont que peu à voir avec nos vies franchement anarchiques et banales. L’autre accomplissement de Classé sans suite, c’est de présenter honnêtement la littérature pour ce qu’elle est : seulement une manière d’envisager le réel, ni plus ni moins légitime que les autres. Pourfendeuse d’illusions, elle en produit de nouvelles qui ne sont pas moins mensongères.

Définitivement, idiot, Ourednik ne l’est qu’en tchèque, et encore. Affaire classée.


[1Patrik Ourednik, Tchat du 12 janvier 2012, liberation.fr.

[2Radio Praha, mars 2002.

[3Cercle de Réflexion, soirée littéraire de la Représentation en France de la Commission européenne, p. 7-8, cité par Florence Pellegrini ici.