Instant propice, 1855
Lexicon Angel, le 8 mai 2010
Après avoir réglé son compte au XXe siècle avec Europeana, Patrik Ourednik s’enfonce un peu plus loin dans le temps, au XIXe et aux temps de l’utopie anarchiste. Une construction en trois parties dont la première (le récit autobiographique du « Frère Ainé », anarchiste italien vivant en France, dont la vie tend toute entière vers la fondation au Brésil d’une communauté anarchiste « Fraternitas ») lui permet de démontrer sa maîtrise du pastiche et fournit un excellent résumé des doctrines utopiques ; rupture de ton avec la seconde partie, constituée du journal de traversée d’un des colons, qui relate de façon plutôt drolatique les débats passionnés entre différentes tendances de l’anarchisme, du spontanéisme à l’auto-gestion « consciente et responsable », sur l’organisation politique et libidinale de la colonie. Ce tableau des dissensions dresse petit à petit un décor menaçant où éclate la troisième partie, ou faudrait-il dire les troisièmes parties puisque Patrik Ourednik a l’excellente idée d’offrir quatre échecs différents à la colonie, quatre échecs où l’on reconnait facilement des silhouettes qui viendront hanter le XXe siècle.
15 octobre
Je ne suis pas tout à fait sûr qu’on soit le 15 octobre. Ma mère est née ce même jour. J’ai cessé de tenir mon journal quand nous sommes arrivés à la colonie. Je ne sais pas par où commencer. Elle est née à Casalvieri, près de Rome. Il y a quelques semaines, j’ai rêvé qu’elle était morte. Elle était couchée sur un lit, en robe noire, les mains jointes, des bougies brûlaient autour et trois vieilles femmes que je ne connaissais pas étaient assises sur des chaises. Je me tenais près du lit quand tout à coup elle a ouvert ses paupières et posé un doigt sur ses lèvres. Puis elle s’est levée et m’a fait signe de la suivre. Les pleureuses étaient assises sur leur chaise, elles chuchotaient entre elles et ne se rendaient compte de rien. Ma mère est sortie de la maison, je voulais la suivre mais elle me précédait toujours de six ou sept pas, même lorsque j’accélérais et tentais de la rejoindre. Plus tard on s’est retrouvé au cimetière, ma mère a fait halte, je me suis approché d’elle mais sans pouvoir la toucher. Elle a désigné une tombe et dit Voilà où j’habite, puis elle en a désigné une autre et dit Voilà où tu habites, à présent nous nous verrons plus souvent. J’ai voulu la prendre par la main, mais je n’y parvenais pas. Puis elle a commencé à s’enfoncer lentement en terre, sans avoir pourtant l’air effrayé ni surpris, elle me regardait d’un air sérieux, peut-être même sévère, en s’enfonçant dans la terre et alors que seule sa tête dépassait encore, elle a fermé les yeux et disparu en entier. C’est notre sixième mois ici. Decio est revenu à la colonie, il avait apporté une hache et voulait abattre le mât de la cour en haut duquel flotte le drapeau noir et rouge. Il est venu avec une douzaine d’anciens colons et quelques Indiens, l’un d’eux agitait une machette et riait sans arrêt. Presque tous étaient ivres.
Les colonies fondées par des anarchistes européens en Amérique du sud sont une réalité historique ; une des plus connues est La Cecilia fondée par Giovanni Rossi en 1890.
Si cette expérience communautaire est clairement une des sources du livre (les éléments biographiques marquants du « Frère Ainé » sont en effet ceux de Rossi – à la date de naissance près ! 31 août 1823, bataille du Trocadéro pour le Frère Aîné), le changement de date permet au livre d’éviter la forme du roman historique pour prendre la forme du conte et s’offrir ces quatre fins différentes.
Quant à la date choisie pour la fondation de Fraternitas, soit aux environs de mi-avril 1855 (le 15 octobre marquant approximativement le sixième mois de la colonie), on se contentera de remarquer qu’elle correspond à la date de la conception de Giovanni Rossi, né le 11 janvier 1856 !