Lire (Jean Montenot)

jeudi 23 février 2017
par  NLLG

Une volée de Boisvert

Jean Montenot

Lire, n° 453, mars 2017


Un antiroman grinçant, véritable festival drolatique de pensées incorrectes.

Avec Patrik Ourednik, on ne sait jamais trop sur quel pied danser, ni même d’ailleurs s’il faut danser. Traducteur en tchèque de Rabelais, de Queneau ou de Beckett notamment, ayant quitté la Tchécoslovaquie communiste et les charmes de sa police politico-idéologique en 1984 pour s’établir en France, il a entamé, dans les années 1990, une carrière d’écrivain orignal, se signalant par quelques ouvrages, traduits du tchèque ou, comme avec La Fin du monde n’aurait pas eu lieu, rédigés directement en français.

Comme dans chacun de ses livres, Ourednik y engage une partie serrée avec ses lecteurs. Subvertissant les codes de l’écriture, multipliant les jeux de distanciations, les scies, les clichés, les phrases toute faites, mêlant ici les vérités aux demi vérités, voire aux franches absurdités, forçant le trait là, le tout au service d’une ironie des plus réjouissantes et des plus dévastatrices, cette Fin du monde au conditionnel, après Europeana. Une brève histoire du XXe siècle et Histoire de France † À notre chère disparue, règle ses comptes à une certaine manière de raconter l’histoire et de dire le présent. Castigat mores ridendo – Ourednik pointe la crétinisation qui à toute époque (surtout la nôtre ?) infantilise masses et individus. En cette dystopie paradoxale, notre présent est pour ainsi dire dévoilé comme le passé d’un avenir sans fin ou plutôt dont la fin est peut-être d’être justement ce glissement sans fin perceptible. Que le livre ait pour fil d’Ariane les derniers moments de Gaspard Boisvert, ancien conseiller « du président américain le plus bête de l’histoire » est en partie la couture de convention d’un livre dont la composition faussement aléatoire témoigne de la manière fine d’écrire d’Ourednik : de courts chapitres distribués comme autant d’aphorismes pouvant être lus pour eux-mêmes tout en invitant à des lectures transversales, pour ainsi dire, rhizomatiques. Ainsi, voyager dans le monde d’Ourednik n’est jamais ennuyeux, toujours suggestif, et au bout du compte le lecteur s’aperçoit que ce monde fictif qui finit par s’effondrer sur lui-même, engoncé dans le mouvement de sa propre crétinisation, ressemble à s’y méprendre au nôtre… Et si cet odradek littéraire n’était pas jusque dans sa forme même la seule manière appropriée de parler de ce monde qui finit dans « l’abrutissement […] jusqu’ici inconcevable de l’humanité » ? À prescrire toutes affaires cessantes.