Comme un ouragan, l’humour a tout emporté : La fin du monde n’aurait pas eu lieu de Patrik Ourednik
Babelio, le 22/06/2017
C’était, parait-il, une sorte de seconde nature, une pure obsession, chez Patrik Ourednik, en tout cas c’est ce qu’affirme son épouse : écrire un livre racontant la fin du monde ! Voilà qui est désormais chose faite, au grand dam de son éditeur nous est-il expliqué dès les premières pages, avec un humour mordant, un cynisme, un sens de la formule que n’aurait certainement pas mésestimé un Oscar Wilde ou un Ambrose Bierce.
Tout est à l’encan dans cet ouvrage qu’on peine à savoir qualifier, tant il se refuse, avec ravissement, à entrer dans la moindre case : Roman, anti-roman, essai, non essai, pamphlet, aphorismes, projet d’ouvrage plus vaste, carnet de note, etc ? Sans aucun doute un peu de tout cela et rien de tel à la fois. Car, que le lecteur le garde en mémoire une bonne fois pour toute : l’auteur tchèque, francophile, traducteur, essayiste et écrivain Patrik Ourednik ne supporte pas de voir ses ouvrages enfermés dans quelque rangement que ce soit, répertorié, archivé, rayonné comme le demande à l’être l’immense majorité de la production éditoriale (on peine souvent à écrire « littéraire ») actuelle. Qu’on ne s’y trompe pas. Si l’auteur du désormais fameux Europeana. Une brève histoire du XXe siècle, texte dément, affolant, à la fois très proche dans les intentions mais très éloigné de celui-ci par sa conception.
Mais alors, qu’y trouve-t-on dans cette véritable foire d’empoigne thématique, référentielle, pataphysique et décapante ? Puisque nous sommes dans un supposé roman, on y croise, d’une page à l’autre, pas forcément la suivante, un certain Gaspard Boisvert, écrivain raté (un seul roman à son actif, invariablement retourné par les éditeurs), publicitaire de son état – plus exactement créateur de slogans publicitaires tels « Buvez avec modération mais buvez ferme ! » ou encore « Suze-moi ! » cependant refusé par la marque –, amateur de baignoires-sabot et « conseiller auprès du président américain le plus bête de l’histoire du pays » (notons que l’ouvrage fut rédigé avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump), et surtout, héritier d’un secret de famille d’un poids terrible : son grand-père aurait été le seul enfant d’Adolf le Boche, ainsi qu’Ourednik le nomme au fil des apparitions, et elles sont nombreuses ! L’histoire de cet infortuné Gaspard – prénom d’un des antiques Rois-Mages de l’histoire sainte –, recherchant de loin en loin à savoir la vérité sur son origine maudite, va ainsi servir de fil rouge à l’auteur pour passer en revue tout ce qui va de travers dans ce monde, en remontant un peu dans le temps puisque l’Histoire est aussi l’un de ses sujets favoris. Passent ainsi sous les fourches caudines de l’auteur les religions et les croyants, qu’il affuble du qualificatif de « craignants-dieu », Dieu soi-même et ses mystères/misères, le bombardement de Dresde, les « barbus » fort peu appréciés du « président américain le plus bête de l’histoire du pays », l’âge de l’univers, le langage et son appauvrissement notoire dans notre époque postmoderne, les écrivains et la lecture, la démocratie et les dictatures, les champions du monde modernes du nombre de victimes tuées à l’heure (Adolf le Boche, sacré champion toute catégorie), les hommes politiques, les démocraties occidentales, les végétariens et les végétaliens, une blague juive, une autre, un épisode sans queue ni tête sur deux chinois, la médiocrité universelle qu’Ourednik estime relever de la pure bêtise, laquelle trouve ses racines, peut-être ses justifications, dans nos langages hyperpolicés, totalement sous emprise du politiquement correct et de la bien-pensance, une langue qui galvaude et qui abrutit. N’écrit-il pas, dans un élan d’humour désespéré et noir, « qu’à force d’être pris pour des demeurés, les gens étaient devenus des demeurés ? »
Fort heureusement, cet ouvrage qui, entre des mains moins habiles, moins distanciées, aurait pu devenir une quelconque entreprise macabre de pompes funèbres de nos temps pas toujours d’une grande fantaisie, il faut bien l’admettre, fait la part belle à cet humour peut-être très « pays de l’Est » (on songe aux vagues d’humour souvent glaçant, désespéré, ironique d’un Emil Cioran ou d’un Milan Kundera, le premier roumain, le second tchèque devenu français d’adoption, comme Ourednik). C’est donc souvent drôle et grinçant, provocateur avec juste ce qu’il faut de vérité pour faire passer la pilule, cela fourmille de détails passablement superflus (des vrais faux tableaux supposés apporter un fond de sérieux à l’analyse, des questionnaires parfaitement farfelus, des mises en garde langagières qui ajoute à l’incongruité tragique de nos petits et grands travers de pensée, etc) ; le farfelu côtoie le dramatique, l’irrévérencieux succède au dépit, l’humour très noir et plus mordant que les toutes les gueules de Cerbère réunies vient conclure des prophéties de mauvaises augures dignes d’une Cassandre, sur laquelle il s’arrête d’ailleurs le temps d’un court chapitre... Ça dégomme à tout va, ça balance au fil de l’encre, ça déboulonne du héros, du grand homme, du saint ou du sacré, c’est à la frontière entre le pamphlet (on songe aussi à Léon Bloy, à Octave Mirbeau, tous deux maîtres ès langage dans leur détestation l’un de l’autre ou celle de leurs contemporains) et la sottie, c’est énorme et c’est peut-être un peu vain, cela frôle le vaniteux, le pédant, mais on ne parvient jamais à savoir si l’auteur croit vraiment à tout ce qu’il raconte, sinon en s’agrippant à toutes les branches de passage, tel un époustouflant comique désespéré mais solidaire, à son corps défendant, de ce monde. Dès lors, ce n’est pas la fin DU monde qu’il annonce, mais la fin D’UN monde, et – futur antérieur à l’appui de ce titre à l’incertitude terrible – peut-être en aurait-il été mieux ainsi ?
On ressort essoufflé de ce bizarre, cet inclassable bouquin. Sans prétendre à l’indispensable, sans crier invariablement au génie, celui-ci marque son temps d’une empreinte vive, sidérante, d’une voix vraiment à part.