Les fragments d’une autre Europe (Giorgio Vasta)

Publié le mercredi  27 décembre 2017
Mis à jour le vendredi  27 décembre 2019

Les fragments d’une autre Europe

Robinson – La Repubblica, le 9/06/2017


Giorgio Vasta : En relisant Europeana, quelques années après sa première édition en italien, on a la sensation que ce livre est un instrument pour mesurer le temps. L’histoire n’est jamais celle avec un H majuscule, toujours dense et significative, qui dans la plupart des cas sort de la didactique, mais qu’il s’agit de quelque chose de semblable à un déballage de faits minuscules, un cratère de bric-à-brac, le panier où le tailleur rassemble les coupons de tissu qui vont lui servir pour son travail. On dirait vraiment que Europeana est une narration construite en cousant ensemble ces petits bouts de tissu et que le vingtième siècle est un patchwork, un Frankestein de faits divers drôles et terribles en même temps. Quinze ans après sa publication quelle est votre perception ?

Patrik Ourednik : L’Histoire est une affaire tragicomique : chacun, donc, y trouvera son compte, les pessimistes comme les plaisantins, aujourd’hui comme il y a quinze ans. Impossible de jouer au plus fin avec l’Histoire, elle gagne toujours, par définition. Que nous reste-t-il alors, sinon verser des larmes ? De rire ou de pleurs, c’est selon. Aujourd’hui comme il y a quinze ans : il y aura toujours assez d’abrutis et de crétins pour que l’Histoire continue, égale à elle-même.

GV : Europeana et Classé sans suite sont publiés alors qu’en Italie l’on assiste a un renouveau d’intérêt envers les écrivains de l’Europe de l’Est. Je pense au roumain Mircea Cartarescu et à sa trilogie Orbitor, au hongrois László Krasznahorkai (Tango de Satan et La Mélancolie de la résistance), au bulgare Georgi Gospodinov (Physique de la mélancolie), à la croate Dubravka Ugrešic (Karaoke Culture). Des auteurs très différents, des livres différents, mais où deux tonalités reviennent constamment : l’ironie et la mélancolie. Si l’on recule dans le temps et l’on pense à des écrivains comme Jaroslav Hašek, Witold Gombrowicz ou Ferenc Karinthy on dirait qu’un certain désenchantement ironique – utile à une connaissance de l’humain, en même temps tendre et impitoyable – est le dénominateur commun de ces regards. Sans vouloir rabaisser le discours à une taxinomie forcée et qui nuirait à l’individualité de chaque auteur, avez-vous la sensation qu’il existe quelque chose de semblable à un regard venant de l’Est ?

PO : Ce qui peut rendre comparables les pays situés à l’Est de l’Ouest, c’est leur récente expérience du communisme – on a eu de nombreuses occasions de constater que le mur de Berlin est toujours en place, un quart de siècle après sa chute – et, plus généralement, celle des perdants de l’Histoire. Ce qui est sans doute un bon terrain pour cultiver le désenchantement et l’ironie ; pas forcément la mélancolie. Mais surtout, je ne suis pas sûr que cela suffise à créer “un regard venant de l’Est”. Je crois qu’un Miloš Forman aurait pu naître Belge et j’imagine assez bien le brave soldat Švejk dans la bataille de Caporetto.

GV : À propos de Gombrowicz, Classé sans suite joue avec le genre thriller comme Cosmo en 1965 jouait avec le genre policier. Le récit sur les utopies en Instante propizio 1855 est tout autant ironique. Par contre dans Hier et après-demain la mise en scène de l’apocalypse se révèle être un jeu de société dans lequel la fin du temps n’est qu’un passe-temps. Une prospective où chaque volonté est une velléité, chaque projet est quelque chose qui se livre à une faillite tragicomique. L’histoire, ou plutôt l’Histoire, n’est pas un discours mais une forme continue de bégaiement. En élargissant le regard vers l’Occident – nous vivons les premiers mois de la présidence Trump et bientôt en France, où vous habitez depuis 1984, il y aura les élections – que peut-on dire de ce qui est en train de se passer ? A quel point en est-on de cette chose que nous appelons histoire ?

PO : Je suis de ceux qui pensent que la civilisation occidentale dans sa configuration humaniste et rationaliste – telle qu’elle s’est établie depuis cinq siècles – vit ses dernières heures. Qu’elle est sur le point de se diluer dans une autre réalité historique, dans une autre imagination symbolique. Bien des choses de cette civilisation subsisteront, bien entendu, mais la plupart de ses repères disparaîtront, à commencer par la notion, héritée de l’humanisme, de l’altérité – car dépendant de celle de l’identité –, ainsi que l’héritage des Lumières qui constituait jusqu’ici l’un de ses piliers. Notre système de références sera remplacé par un autre qu’on aurait jugé, récemment encore, invraisemblable. Le processus est d’ailleurs déjà en cours, et ce n’est pas une simple affaire d’“évolution de la société”, c’est bien plus profond que cela.

GV : Dans Europeana vous écrivez : « Les historiens disaient que la mémoire historique n’était pas une composante de l’histoire et que la mémoire était passée de la sphère historique à la sphère psychologique ce qui avait instauré un nouveau régime de mémoire dans lequel il n’était plus question de mémoire de l’événement mais de mémoire de la mémoire. Et que la psychologisation de la mémoire avait suscité chez les gens le sentiment qu’ils avaient une dette à payer au passé mais sans savoir laquelle ni à qui. » A l’occasion du dernier Festival du cinéma de Venise, un autre regard de l’Est, celui du metteur en scène ukrainien Sergei Loznitsa a décrit l’incompatibilité du contemporain avec l’expérience de la mémoire ; son Austerlitz, c’est l’observation de comment l’on visite aujourd’hui ce que fut un camp d’extermination, en réalisant ainsi exactement ce que vous avez écrit en 2001 dans Europeana. Selon vous, considérer cette “mémoire de la mémoire” comme une forme d’oubli a-t-il un sens ?

PO : La mémoire d’un événement que l’on n’a pas vécu ou qui ne nous a pas été transmis directement par un témoin de cet événement, ne peut être qu’abstraite : d’où l’intérêt de la littérature. En visualisant l’événement, en le rendant observable, on dresse un écran. Dans les deux sens du mot : écran en tant que surface de reproduction et écran en tant que panneau de protection. De ce point de vue, visiter ce qu’était il y a 75 ans un camp d’extermination avec le sentiment que l’on va comprendre la shoah équivaut à visiter le Colisée pour comprendre la mentalité des Romains du Ier siècle. J’exagère, oui – mais pas tellement. L’atmosphère d’un lieu, l’influence qui peut s’en dégager, ce sont des choses qui existent, mais si elles doivent jouer un rôle, il faut qu’elles restent implicites – abstraites, précisément. L’abstraction seule permet de nous approprier un souvenir d’autrui et le faire nôtre.

GV : Enfin, toujours autour de l’histoire, de la mémoire et du présent : en se concentrant sur ces infinies (apparentes) bêtises qui donnent une structure au XXe siècle, Europeana arrive à 1989 lorsque Francis Fukuyama a écrit sa théorie de la fin de l’histoire. Depuis l’histoire de l’humanité a continué. Avec ténacité et toujours d’une manière tragicomique. Si vous deviez décrire ces derniers vingt ans en utilisant toujours le tamis de Europeana qu’en sortirait-it ? Quels vestiges affleureraient ? Quelles brides de tissu ?

PO : Les brides de tissu d’Europeana ont été produits par le mécanisme qui avait mis en branle le récit. Ce mécanisme reposait sur un pari : se passer du narrateur et le remplacer par le langage. Aussi je m’étais demandé quels mots seraient éventuellement susceptibles de dire le XXe siècle ; j’en avais retenu trois, précipitation, infantilisme, scientisme ; dès lors il s’agissait d’écrire un texte précipité, infantile et jargonnant.

Et aujourd’hui ? Je garderais sans doute l’infantilisme – toujours fécond – et je lui adjoindrais le politiquement correct. Tout comme le scientisme n’est pas une création du XXe siècle, le politiquement correct n’est pas né au XXIe ; mais, à l’instar du scientisme, il a atteint son épanouissement au siècle suivant.

À l’origine, il s’agissait d’un concept méritoire : personne ne peut raisonnablement contester qu’il est malvenu de blesser la sensibilité des gens sans autre motif que de leur faire du mal. En tant que principe individuel, le politiquement correct est un principe vertueux. Mais tout comme le scientisme avait des vertus indéniables avant d’engendrer des démons, le politiquement correct, une fois passé de la sphère privée à la sphère idéologique, une fois devenu doctrine et base de législation, a engendré un monstre particulièrement redoutable : une continuelle et omniprésente autocensure.

Donc – si je devais reprendre la stratégie d’Europeana pour parler des temps présents, je devrais écrire, en toute logique, un livre autocensuré.