Europeana. Une brève histoire du XXe siècle

vendredi 17 février 2012
par  NLLG

Europeana. Une brève histoire du XXe siècle
Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio
Éditions Allia, Paris, 2004 ; 10e éd. 2012

 Certains historiens

Certains historiens disaient qu’en réalité le vingtième siècle avait commencé plus tôt lorsqu’avait éclaté la révolution industrielle qui avait bouleversé le monde traditionnel avec l’invention des locomotives et des bateaux à vapeur.
Et d’autres encore disaient que le vingtième siècle avait commencé quand on avait découvert que l’homme descend du singe mais certains disaient qu’ils en descendaient moins que d’autres parce qu’ils avaient évolué plus vite. Et les linguistes comparaient les langues et se demandaient qui avait la langue la plus évoluée et qui était le plus avancé dans le processus de civilisation. Généralement on estimait que c’étaient les Français parce qu’ils employaient des imparfaits du subjonctif et des conditionnels passé et souriaient suavement aux femmes et les femmes dansaient le cancan et les peintres inventaient des impressions et des choses raffinées et modernes se passaient en France. Mais les Allemands disaient qu’une véritable civilisation doit être simple et proche du peuple et qu’eux ils avaient inventé le romantisme et les poètes allemands composaient des vers d’amour et la brume montait dans les vallées. Les Allemands disaient que l’incarnation de la civilisation européenne leur incombait parce qu’ils savaient mener la guerre et faire du commerce mais aussi s’adonner à la franche camaraderie et que les Français étaient arrogants et les Anglais présomptueux et que les Slaves n’avaient même pas de langue digne de ce nom et que la langue est l’âme de la nation mais les Slaves disaient qu’en réalité ils avaient la plus ancienne langue de toutes et que c’était facile à prouver. Les Allemands surnommaient les Français BOUFFEURS DE LIMACES et les Français surnommaient les Allemands TÊTES DE CHOUCROUTE. Et les Russes disaient que l’Europe allait à sa perte et que les catholiques et les protestants l’avaient complètement corrompue et ils proposaient de chasser les Turcs de Constantinople et de rattacher l’Europe à la Russie afin de sauvegarder la foi.

 Après la Deuxième Guerre Mondiale

Après la Deuxième Guerre Mondiale les jeunes gens ont commencé à prendre de l’importance dans les pays démocratiques parce que la société de consommation s’était imposée et quand les jeunes gens voyaient une réclame pour quelque chose de jeune ils le réclamaient à leurs parents. Dans la société de consommation les nouvelles générations ont grandi dans le confort matériel et en grandissant ils se sont mis à penser que la société de consommation asservissait l’homme et qu’il fallait inventer un monde nouveau dans lequel personne ne serait asservi. Et dans les années soixante les jeunes gens ont commencé à se révolter contre la société de consommation et l’asservissement et les guerres et le racisme etc.

 Les jeunes gens disaient

Les jeunes gens disaient que le racisme était un corollaire du monde ancien et qu’il fallait repenser le monde et que la télévision et le réfrigérateur importaient moins que l’amour et l’épanouissement. Et ils refusaient que leurs parents leur dictent leurs études et leur interdisent de fumer et de s’accoupler et de porter les cheveux longs etc. Et en 1968 des révoltes étudiantes ont éclaté en Europe occidentale et les étudiants montaient des barricades et allaient dans les usines et tentaient de convaincre les ouvriers que le monde devait changer de base et occupaient les amphithéâtres et les théâtres et s’accouplaient de différentes manières et discutaient de politique. Les années soixante ont représenté une rupture importante dans l’histoire de la société occidentale car le confort matériel s’est imposé et les femmes ont eu accès à la contraception et les jeunes gens sont devenus une composante significative de l’opinion publique et peu à peu les gens moins jeunes ont eux aussi commencé à s’habiller avec décontraction et à s’accoupler de différentes manières et à exprimer des pensées audacieuses et non conformistes. Et les sociologues disaient que la société bourgeoise avait vécu et qu’elle avait été remplacée par une nouvelle forme de société qu’ils caractérisaient comme adolescente et ils disaient que cela témoignait d’une rupture radicale dans l’évolution de la société occidentale et qu’il importait d’y réfléchir. Et certains philosophes disaient que le culte de la jeunesse était l’une des plus grandes âneries dans l’histoire de la pensée et qu’il était symptomatique qu’elle ait été promue par les fascistes et les communistes et que les sociétés démocratiques avaient été assez stupides pour le reprendre à leur compte mais d’autres disaient que c’était dans l’ordre des choses et que la jeunesse était peut-être stupide mais qu’elle faisait preuve de dynamisme ce qui était positif. Les sociologues disaient que le fait d’être positif était une valeur nouvelle dans la civilisation occidentale et qu’elle avait remplacé les valeurs humanistes traditionnelles qui ne correspondaient plus à l’état de la société. Être positif signifiait que les gens allaient considérer l’avenir avec confiance et faire du sport et vivre de façon saine et harmonieuse et aller régulièrement chez le médecin et atteindre un âge élevé et travailler avec assiduité pour profiter de leur retraite et s’habiller avec décontraction. Et plus personne ne voulait être pauvre et tout le monde voulait un réfrigérateur et un téléphone portable et un animal de compagnie et une vie sportive et une carrière dynamique. Les philosophes catholiques disaient que c’était la faute aux protestants qui accordaient trop de prix à la réussite matérielle et à AIDE-TOI ET LE CIEL T’AIDERA alors que les catholiques croyaient plutôt à À CHACUN SA CROIX. Et les philosophes protestants disaient que l’Église catholique était incapable de suivre l’évolution des mentalités qui évoluent sans cesse. Et qu’eux ils étaient attentifs à l’évolution des mentalités et que si les pasteurs pouvaient se marier et s’accoupler avec leur femme c’était pour mieux insuffler les idées chrétiennes dans une société menacée par le nihilisme. Et les gens des villes avaient des animaux de compagnie des chiens et des chats et des canaris et des tortues et des cochons d’Inde etc. parce que l’animal était le plus ancien compagnon de l’homme et ne saurait le trahir même dans un monde déshumanisé. Et les chiens et les chats avaient leurs coiffeurs et leurs salons de beauté et leurs salles de sport et leurs centres de rééducation et leurs morgues et leurs cimetières etc. Et les soldats américains revenus du Vietnam se sont cotisés pour faire construire un monument aux 4 100 chiens américains tombés au Vietnam pour la liberté et la démocratie. Et dans les pays développés on arrangeait des fermes appelées musées champêtres ou coins de campagne où les gens des villes venaient voir à quoi ressemble un cheval et un mouton et une vache et une poule parce que les animaux d’élevage avaient peu à peu disparu des villes. Et d’autres animaux disparaissaient les blaireaux et les chevêches et les rainettes et les papillons et les scarabées le long des chemins et les écologistes disaient que c’était la faute à la pollution et aux pesticides et aux gaz d’échappement. Et certains écologistes s’infiltraient de nuit dans les laboratoires médicaux et pharmaceutiques où on faisait des expériences sur des animaux et ils relâchaient les singes et les lapins et les cobayes et les chiens et les serpents et les grenouilles. Et les gens pensaient de plus en plus qu’il fallait protéger les animaux et ils fondaient des associations de défense des animaux et quelquefois ils se déguisaient en ours ou en vautour et ils défilaient dans les rues des villes contre les chasseurs et les corridas et les expériences scientifiques sur les animaux et ils disaient que tuer des animaux était inhumain. Certains d’entre eux étaient végétariens et mangeaient de la carotte etc. Les chasseurs disaient qu’ils chassaient pour maintenir les traditions et que les traditions se perdaient et que dans le monde moderne les traditions étaient importantes. Et lorsqu’un chasseur tuait par accident un autre chasseur à la place d’un sanglier les autres chasseurs se cotisaient pour acheter à la veuve une nouvelle machine à laver ou autre chose qui lui pouvait être utile.

 Les sexologues disaient

Les sexologues disaient que la poupée Barbie était le premier outil de construction de l’identité féminine chez les petites filles et que son succès prouvait qu’il existe bien une sexualité enfantine. Il a beaucoup été question de la sexualité enfantine au vingtième siècle parce que grâce aux nouvelles méthodes d’investigation psychologique on s’est apperçu que les petites filles auraient bien voulu avoir un bébé avec leur papa et que le bébé en question était en fait un substitut de pénis car les petites filles auraient bien voulu avoir aussi un pénis or la poupée était comme un bébé du papa et un pénis à la fois. Pendant longtemps on n’a fait que des poupées filles puis on a commencé à fabriquer des poupées garçons et les poupées filles avaient une fente entre les jambes et les poupées garçons un petit zizi. Et dans les années soixante-dix on s’est mis à fabriquer des poupées noires ou métisses que des parents blancs achetaient à leurs enfants pour exprimer leurs opinions antiracistes. Le racisme était une théorie du dix-neuvième siècle qui disait que les races avaient leurs invariants et se trouvaient à divers stades de l’évolution et que les plus évolués étaient les Blancs avec un sens inné de l’organisation sociale et de la pensée abstraite et de la franche camaraderie et les racistes craignaient que le mélange des races détériore les invariants des Blancs et sape le potentiel génétique qui leur permettait de marcher en tête de l’humanité.


© Patrik Ourednik