Le Triangle masqué

mardi 2 octobre 2018
par  NLLG

Année vingt-quatre de Patrik Ourednik

Ronge Maille

Le Triangle masqué, 10/09/2018


Patrik Ourednik a fui la République communiste de Tchécoslovaquie en 1984. Il écrira Année vingt-quatre dans la foulée, dans sa langue maternelle alors qu’aujourd’hui, il écrit en français. Sur le modèle du fameux Je me souviens de Perec, lui-même variation libre du moins connu I remember de Joe Brainard, voici l’inventaire disparate des souvenirs immédiats que l’auteur avait de son pays. Comme l’écrit dans sa postface Vlastimil Harl, la génération d’Ourednik, adolescente dans les années 1970, a grandi dans un no man’s land famélique pour qui le Printemps de Prague n’était plus qu’un souvenir cruel, et dont l’avenir était à jamais bouché, du moins pouvait-on le croire alors, par l’amas de chars soviétiques où qu’on porte son regard.

On n’est certes pas sérieux lorsqu’on est adolescent, aussi pourra-t-on retenir de cette enfilade de perles narquoises, désenchantées voire carrément grivoises qui composent ce livre, qu’on savait bien rigoler dans la glorieuse Tchécoslovaquie de Gustav Husak. Aussi Patrik Ourednik se souvient des slogans peints sur les murs, invitant l’occupant russe à foutre le camp ou à rejoindre les égouts, d’où il venait. On invente des menus qu’on griffonne sur les devantures de restaurant :

Traîté de Varsovie à la crème
Char soviétique au beurre
Ivanoff rémoulade
Char d’assaut grillé dans son jus (pour 4 pers.)

On invente des chouettes chansons qui consolent :

Ils vivent dans les steppes
Bourdonnent comme des guêpes
Ils dorment sous des souches
Bourdonnent comme des mouches
Qu’ils soient moches ou bien hideux
Pourvu qu’ils rentrent chez eux

C’est parfois moins subtil, mais des fois il faut être clair :

BREJNEV, VA TE FAIRE FOUTRE, CONNARD !

Et comme les souvenirs ne sont pas tous rattachés au contexte, on fait comme ailleurs, à savoir des conneries comme écrire NETTOIE TA CAISSE sur la poussière des voitures.

Ourednik se souvient de tout un tas de trucs drôles, mais de beaucoup d’autres qui l’étaient nettement moins et dont il faut rigoler quand même. Comme de cette propension des autorités, ou simplement des braves gens, à ne pas supporter que ces bandes de jeunes aux cheveux longs s’appuient sur les rampes d’escalier (on est au pays de Kafka, oui ou non ?). Comme de se souvenir que le nombre croissant de drapeaux rouges avec faucille et marteau le faisait de moins en moins sourire.

Sans oublier le rôle important du sport, le hockey sur glace en l’occurrence, grande fierté nationale, surtout lorsque la redoutable équipe tchèque colle une trempe à la non moins terrible équipe russe deux fois d’affilée, et qu’on peut alors chanter le nom du coach soviétique à gorge déployée :

V’LA TARASOV QUI DÉPÉRIT -
DEMAIN MON GROS, C’EST LA SIBÉRIE !

Mais tout n’est pas drôle, loin de là. La mémoire a aussi cela de terrible qu’elle n’efface pas comme on veut même les âneries qu’on vous a appris de force : chansons à la gloire du parti, à la gloire de Lénine, grands discours fédérateurs autour de la disgrâce de ce traître de Dubcek et de sa clique néo-impérialiste.

C’est quand même un bouquin triste, au fond, sur tout ce temps perdu, toutes ces vies gâchées, toutes ces stupidités supportées au nom d’une idéologie, - si c’en était seulement une ! - et qui sommeille aujourd’hui au fin fond d’une des grandes bennes de l’Histoire. Mais, c’est plus fort que lui, Ourednik ne peut pas s’empêcher de faire jaillir le rire et le grotesque avant tout le reste. N’a-t-il pas traduit en tchèque Raymond Queneau, Samuel Beckett, Alfred Jarry ou Rabelais, quand même ? D’ailleurs, en parlant de Rabelais, le jeune Patrik baisa pas mal, et en de nombreux endroits qu’il inventorie avec une certaine gourmandise. Avec, pour conclure, cette chansonnette admirable, à retenir par coeur pour une prochaine fête en salle de garde : A pleine bourre, bourre, bourre / Y a des poils autour ! Quelle verve, nom d’un p’tit Lénine !

Allez, une petite dernière, pour finir :

Je me souviens d’une blague : sur le Pont Charles un type est en train de dégueuler dans l’eau, penché au-dessus de la balustrade. Un autre type s’approche, lui tapote l’épaule, et dit : « Monsieur, je suis entièrement de votre avis. »