Je me souviens de vingt-quatre ans « remplis de gaieté »
L’Humanité, le 22 novembre 2018
À la manière de Perec, Patrik Ourednik se rappelle avec un humour ravageur sa jeunesse en Tchécoslovaquie.
« Je me souviens que le Premier Mai les gens étaient “remplis de gaieté”. Cette notation résume bien l’esprit du recueil que propose Patrik Ourednik. Un petit détail, presque anodin, où la naïveté du regard se pose sur le poids de la langue officielle, sur les sentiments que sont censés éprouver les habitants de ce pays disparu, la Tchécoslovaquie. Les années qui vont de 1965 à 1989 sont l’objet de remémorations se référant explicitement aux Je me souviens créés en 1970 par l’Américain Joe Brainard et popularisé en France par Perec en 1978. Dans un cas comme dans l’autre, l’époque est saisie par le banal, l’« infra-ordinaire », et non par l’histoire « avec sa grande hache », comme le disait l’auteur des Choses. Le parti de Patrik Ourednik est de traiter de la même manière les « grands » et les « petits » événements. L’intervention soviétique du 21août 1968 et les chanteurs de rock tchèques, les premières étreintes amoureuses et les manifestations de la Charte 77 pour les droits de l’homme. Un choix qui convient particulièrement à un pays où le Parti et l’État doivent tout savoir, tout décider, où l’annonce de l’envoi dans l’espace du cosmonaute est saluée « comme le plus beau cadeau qu’on puisse faire aux femmes pour la Journée internationale des femmes ».
Année vingt-quatre constitue ainsi une manière d’autoportrait d’une génération, d’un pays qui renvoie à l’histoire de toute l’Europe.
Le même détachement apparent avec lequel il rapporte les pleurs d’août 1968, la joie de la victoire, sept mois plus tard, de l’équipe de hockey tchécoslovaque contre celle d’URSS, les résistances minuscules qui ont structuré toute une jeunesse jusqu’en1989 sont dans la droite ligne d’une tradition de décalage et d’humour qui va d’Hasek à Hrabal et jusqu’à La Plaisanterie, de Milan Kundera.
• A.N.•