Le Monde (Eric Chevillard)

Publié le samedi  10 mars 2012
Mis à jour le lundi  11 avril 2016

Un maître en subversion

Eric Chevillard

Le Monde des livres, édition du 13/01/2012


L’art du roman repose sur le sens des équilibres et des emboîtements, des pauses et des accélérations ; il importe de savoir planter un décor, introduire avec tact les personnages puis mener leur barque en souquant ferme jusqu’au rivage ou au naufrage. On dirait parfois plutôt une manière de science économique des dépenses et des recettes qui relèverait surtout d’une saine gestion de l’actif, un art de bon père de famille. Froide conscience lucide, contrôle, maîtrise. Heureusement, il existe aussi des fictions sabotées. Celles-ci jouent de tous ces codes, les pervertissent et les retournent avec une joie non dépourvue de malice ni de hargne quelquefois contre le système en vigueur, celui qui noyaute la littérature et tous les autres, par voie de conséquence, par ricochet ou commutativité. L’écrivain pragois Patrik Ourednik, né en 1957, qui réside en France depuis 1984, est un maître en subversion de cette sorte. Son nouveau roman, Classé sans suite, ravira les amateurs du genre et plongera les autres dans la perplexité, l’angoisse, la confusion, le désarroi, le désespoir peut-être ; tout cela pour 9 euros seulement, ils auraient bien tort de ne pas en profiter.

Récit déconstruit, pulvérisé, comme son titre l’indique loyalement, Classé sans suite pourrait évoquer un puzzle dont l’image, enfin reconstituée par le lecteur, serait celle d’un autre puzzle aux morceaux éparpillés au fond d’une boîte. Il tient aussi de la partie d’échecs et s’ouvre d’ailleurs sur la transcription énigmatique de la variante Breitner-Paul du gambit du roi, comme nous l’apprend Jean Montenot dans une postface qui revient avec sagacité sur les enjeux du livre. Mais les pièces de cet échiquier obéissent à des trajectoires inédites ; après des siècles de discipline, elles sortent ici de leurs rails pour improviser des rondes et des marelles.

Oui, je tourne moi-même autour du pot, mais il ne sera jamais question ici d’entrer dans le vif du sujet. Ou alors avec un couteau, à seize reprises, occasionnant la mort dudit sujet, c’était bien la peine. D’autant que ce meurtre, vieux de quarante ans, est aujourd’hui prescrit et que l’inspecteur Lebeda s’efforce de l’élucider pour sa satisfaction personnelle, en quelque sorte. Il y a pourtant bien d’autres affaires en cours dans le quartier, plus pressantes : une jeune fille vient d’être violée, des retraités périssent dans d’étranges conditions, on déplore aussi deux incendies criminels. Le lecteur de romans policiers ne manquera pas de subodorer que toutes ces affaires sont liées et que notre inspecteur va en démêler l’écheveau, remonter la chaîne des effets et des causes et prouver in fine, une fois encore, que notre monde est une organisation solide, cohérente, où tout se tient.

Ce serait trop beau, et bien ennuyeux. L’auteur intervient alors au milieu de son récit pour préciser certains points : “Lecteur ! Notre récit vous paraît dispersé ? Vous avez l’impression que l’action stagne ? Que dans le livre que vous tenez en main, il ne se passe au fond rien de très remarquable ? Gardez espoir : soit l’auteur est un imbécile, soit c’est vous ; les chances sont égales.” Piqué au vif, le lecteur, qui n’est pas si bête, ne se laissera dès lors plus abuser par les brusques bifurcations de l’intrigue, fausses pistes menant à de vraies chausse-trappes, leurres scintillants qui se substituent avantageusement aux pénibles effets de réel supposés accréditer l’illusion romanesque. Viktor Dyk, le vieux misanthrope qui est au centre de ce récit, a coutume d’émailler sa conversation de citations des Evangiles inventées pour impressionner son auditoire – la vérité échappe à toute formulation sentencieuse, elle n’existe que derrière les buissons, au fond des puits : “Qu’en est-il de l’homme ? Glaire et bile, miroir de la décrépitude, proie du temps, pèlerin en partance !”

Les dialogues biaisés et le jeu constant sur les clichés de langage font de ce livre une méditation comique sur la langue, laquelle est à la fois notre seul mode d’appréhension du réel, notre unique chance d’en partager l’expérience, de s’entendre sur celui-ci, en somme, et le principe même du malentendu, l’instrument vicieux de la manipulation. Même lorsqu’elle se veut précise, policée et d’une parfaite correction, elle suscite à bon droit la méfiance. Ainsi le langage “insoutenablement littéraire” de Lebeda le coupe du reste du monde : “... s’il disait à un épicier « Ayez, je vous prie, l’amabilité de me peser trois kilogrammes de ces pommes de terre nouvelles », on le foutait dehors sans préavis.” C’est sans doute pour cela encore que l’auteur raille en passant “le handicap traditionnel des écrivains tchèques : ils prennent leurs livres au sérieux”. La langue serait-elle ce tamis qui fuit - et si “on le fait réparer, il ne tamise plus !” ? Le soupçon du coup se porte sur les beaux parleurs que nous sommes : “Sommes-nous réels ?”

Ajoutons que Patrik Ourednik, ayant réglé son compte au roman, s’en prend avec le même humour féroce et désenchanté à la poésie. Paraît simultanément chez Allia son recueil Le Silence aussi (80 p., 6,10 €) : “...bien sûr, se parler à soi-même / veut dire quelque chose / mais à qui ?”