K libre (Gilles Marchand)

samedi 10 mars 2012
par  NLLG

Et tchèque et mat

Gilles Marchand

K libre, 6 février 2012


— Vous êtes au courant ? Il paraît que madame Horak s’est fait renverser par une auto.
— Ah ? Et c’est grave ?
— Grave ou pas, elle en est morte, aussi morte qu’un poisson à l’étalage.

Échecs, puzzle, Cluedo, on ne sait pas exactement à quoi joue Patrik Ourednik, mais on a une certitude : il y joue très bien et avec beaucoup de plaisir. Le roman est désarticulé, les histoires se croisent, les personnages discutent et digressent, refont leur petit monde tchèque perdu dans le grand monde qui les entoure. L’histoire ? Des publicités barbouillées, une étudiante des beaux arts violée, deux tentatives d’incendie au Club des retraités local et un suicide suspect. Avouons que c’est du lourd. Un homme pour l’enquête : un dénommé Lebeda, un homme pour l’écrire : Patrik Ourednik. Un homme pour l’écrire, parce que l’auteur est partie prenante du livre, intervient à plusieurs reprises, cherchant à rassurer le lecteur quand l’intrigue devient trop confuse ou quand il estime que certains passages doivent être justifiés, comme après une intervention de pompiers où il n’hésite pas à préciser : « Cela nous permet de renforcer la ligne dramatique de notre roman en suscitant une tension prometteuse. Les pompiers s’en moquent, mais pas les lecteurs. »

Justement les lecteurs, quid des lecteurs ? Ils sont perdus, mais se régalent. Ourednik a un sens du dialogue incroyable, un sens indéniable de la formule et du nonsense dont s’il n’était pas la propriété britannique, on jurerait qu’il est une spécialité tchèque. Rien que pour ça, on peut piocher au hasard du livre et en extraire les pépites littéraires par dizaines. Ourednik fait feu de tout bois, profite de toutes les situations, pose des interrogations sur l’histoire, sur la jeunesse, sur la modernité, sur les Tchèques qui en prennent toujours pour leur grade : « Arriver à exprimer son crétinisme avec toute l’autorité que cela suppose est pour les Tchèques l’ambition suprême, juste après la collaboration fructueuse avec les puissances du moment et l’entretien des nains de jardin. »

Vous n’en savez pas plus sur l’histoire ? Ce n’est pas grave, Ourednik lui-même n’est pas sûr de la fin qu’il propose : « Quant au lecteur, il a définitivement compris qu’il n’y comprendra définitivement rien : que peut fournir une chute plus sensée à un roman ? » Inutile donc de travailler exagérément la chute de cette chronique, qu’apporterait-elle de plus à Classé sans suite ?