Le Monde (Alexandra Laignel-Lavastine)

mercredi 8 février 2012
par  NLLG

LE MONDE

7 mai 2004

Une Europe tragique et réenchantée

par Alexandra Laignel-Lavastine

« Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards, ils mesuraient en moyenne 1,73 m et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne ils auraient mesuré 38 kilomètres. » Ainsi débute l’essai insolite de Patrik Ourednik, né à Prague en 1957 et exilé à Paris en 1984, qui poursuit, imperturbable, en disant qu’« au XXe siècle l’homme s’est détourné de la religion traditionnelle parce que descendant du singe, il pouvait dorénavant voyager en train et téléphoner à distance et s’immerger en sous-marin et s’éclairer à l’électricité ».

Ce loufoque précis d’histoire du XXe siècle, d’une drôlerie souvent irrésistible, ne constitue pas seulement une lecture jubilatoire. Primé à Prague, Europeana, qui fait déjà un tabac à Paris, est une merveilleuse initiation à la littérature centre-européenne. On y retrouve en effet deux de ses traits saillants : l’éternel conflit du moralisme et de l’anecdote, joint à un inimitable mélange de burlesque et de mélancolie - la mélancolie confinant au désespoir existentiel, comme chez Kafka, le grotesque à l’absurde, comme dans les aventures du brave soldat Chvéik. Mais s’il y a chez cet écrivain franco-tchèque quelque chose de la gravité de l’un et de l’hilarité de l’autre, on sent aussi dans sa prose l’influence d’auteurs comme Michaux, Jarry, Beckett ou Queneau, dont il est justement le traducteur. D’où la greffe inattendue qui s’accomplit sous sa plume entre ces deux filiations littéraires. Et partant, entre les deux Europes.

Ainsi Patrik Ourednik passe-t-il avec une fausse naïveté d’un thème à l’autre, sans ordre chronologique précis, le tout composant une bizarre mosaïque faite de rapprochements incongrus. Et de jeter sur le même tas les deux guerres mondiales et l’apparition du soutien-gorge, la révolution bolchevique et l’invention de la poupée Barbie. Reste que pour lui, comme pour Musil, Broch ou Schultz, « le monstre », selon la formule de Milan Kundera, « vient de l’extérieur et on l’appelle l’Histoire ». Une Histoire tragique qui, tel un hôte indésirable, s’immisce dans la vie quotidienne. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit ici beaucoup question du nazisme et du communisme, car, résume-t-il, « les uns et les autres disaient que la démocratie sapait les valeurs sociales et rendait les gens homosexuels et anarchistes et parasites et sceptiques et individualistes et alcooliques, etc. » Outre cet habile recours à une sorte de voix du peuple (ils disaient, ils pensaient), le lecteur peut se demander si le narrateur n’invente pas une partie de ses histoires, à la manière des palabreurs de Bohumil Hrabal. Par exemple, quand, à propos de la psychanalyse, il affirme que dans les années 1960 « l’Europe comptait 25 % de femmes et 15 % d’hommes névrosés », avant que la dépression ne devienne la maladie la plus répandue. « Mais peu à peu, observe-t-il, de nouveaux interdits en provenance des Etats-Unis ont commencé à faire surface et il ne fallait plus fumer ni abuser du sel (...) et à l’inverse, on avait le droit de faire beaucoup de choses autrefois interdites si bien que les uns étaient névrosés et les autres dépressifs et d’autres encore névrosés et dépressifs à la fois. »

« Les femmes dessus »

Le sexe, la libération des femmes ? On apprend qu’il a pris au XXe siècle une grande importance, au point que « tout le monde voulait s’accoupler de différentes manières » et que « de plus en plus souvent les hommes se retrouvaient dessous et les femmes dessus parce qu’entre-temps elles s’étaient émancipées ». Du coup, le nombre d’enfants a baissé tandis que « le nombre de jouets et d’écoles maternelles et de toboggans et de chiens et de cochons d’Inde, etc., a augmenté ». Mais ne nous y trompons pas : sans avoir l’air d’y toucher, l’auteur ne cesse en vérité de poser des questions essentielles, rappelant qu’au XXe siècle « de nombreux meurtriers et tortionnaires et criminels de guerre étaient amateurs d’art d’opéra de poésie, etc. »

Nous sommes bel et bien en Europe centrale, là où la vie se défend par l’humour et l’ironie. Là où la petite histoire finit toujours par rejoindre la grande.

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EUROPEANA - Une brève histoire du XXe siècle (Europeana. Strucne dejiny dvacateho veku) de Patrik Ourednik. Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio, Ed. Allia, 152 p., 6,10 €.