Karoo (Salomé Frémineur)

Publié le vendredi  2 décembre 2016
Mis à jour le samedi  2 mars 2019

Europeana. La brève histoire du XXe siècle

Salomé Frémineur

Karoo, 5/11/2016


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Le livre tient davantage de la littérature ou de l’exercice de style – Ourednik est traducteur de Queneau – que de l’essai. Théories, idéologies, systèmes politiques et de pensées sont passés à la moulinette et alignés les uns à côté des autres, désincarnés, réduits à des lieux communs et sortis de leur contexte, comme étalés sur une table de brocante – voilà, c’est tout ce qu’on a, faites votre choix, c’est pas cher.

“Certains historiens ont dit plus tard que le vingtième siècle n’avait en fait commencé qu’en 1914 quand la guerre avait éclaté parce que c’était la première guerre de l’histoire où il y avait autant de pays engagés et autant de morts et où les dirigeables et les aéroplanes bombardaient l’arrière et les villes et les populations civiles et les sous-marins coulaient les bateaux et les canons tiraient par-dessus les lignes à douze kilomètres de distance. Et les Allemands inventèrent le gaz et les Anglais les chars d’assaut et les savants les isotopes et la théorie générale de la relativité qui démontrait que rien n’est métaphysique mais relatif. Et quand les tirailleurs sénégalais voyaient un avion pour la première fois ils croyaient que c’était un oiseau apprivoisé et un soldat sénégalais découpait des morceaux de viande dans les chevaux morts et les lançait le plus loin possible pour détourner les avions.”

Si Europeana a des personnages, ce sont « les historiens », « les philosophes », « les femmes », « les fascistes », « les communistes » et toutes les catégories qui y interviennent, toujours désignées par un article défini au pluriel, dans une généralisation absolue, sans que soit cité un nom. Le compte rendu des affaires du siècle est à la fois minutieux et terriblement détaché, récitation plus que récit, accumulation sans ordre ni hiérarchie d’impressions qui auraient pu être glanées sur Terre par un alien de passage. Il s’en dégage à la fois une impression d’absurdité presque baroque – toutes ces manières différentes de s’agiter sur Terre – et un désespoir profond – tous ces morts ! – mais en aucun cas un message.

Le texte est drôle, complètement décalé, sans pitié et sans concessions, il offre de multiples points d’entrée. La langue y est pour beaucoup : la distance se manifeste dans l’écriture même, dont les longues énumérations ne sont rythmées par aucune autre ponctuation que les points. Tout le sel réside dans l’indistinction formelle de détails accolés les uns à côté des autres de manière absurde. Les intertitres y contribuent : sous forme d’annotations en marge, ils reprennent l’idée principale du passage en un résumé d’où serait encore plus absente toute subtilité d’analyse. Tout cela devient alors hilarant, tant il est évident qu’absolument rien n’est sérieux.

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